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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Berry, qui pour ces jours étoit à Paris, s’en dissimula grandement ; et à ce qu’il montra il n’en fit pas grand compte ; et je, auteur de cette histoire, fus adonc informé que de cette aventure il n’eût rien été, s’il voulsist, et que trop clairement l’eût brisée et allé au devant, et je vous déclarerai et dirai raison pourquoi et comment.

Ce propre jour du Sacrement étoit venu au duc de Berry, un clerc, lequel étoit familier au dit messire Pierre de Craon, et lui avoit dit ainsi et révélé en secret : « Monseigneur, je vous ouvrirois volontiers aucunes choses qui ne sont pas bien convenables, mais taillées de venir à très povre conclusion, et vous êtes mieux taillé de y pourvoir que nul autre. » — « Quelle chose, » avoit dit le duc ? « Monseigneur, avoit répondu ce clerc, je mets bien en termes que je ne vueil point être nommé, et pour obvier au grand meschef et eschever le péril qui peut venir de la matière, je me découvre à vous. » — « Dis hardiment, avoit répondu le duc de Berry, je t’en porterai tout outre. » Donc avoit parlé et dit le clerc ainsi : « Monseigneur, je me doute trop grandement de messire Pierre de Craon que il ne fasse murdrir ni occire monseigneur le connétable ; car il a amassé en son hôtel en la cimetière Saint-Jean, grand’foison de compagnons ; et les y a tenus couvertement depuis la Pentecôte ; et si il faisoit ce délit, le roi en seroit trop grandement courroucé, et trop grand trouble au royaume de France en pourroit avenir ; et pourtant, monseigneur, je le vous remontre, car je même en suis si eshidé que, quoique je sois clerc secrétaire à monseigneur Pierre de Craon et que je aie mon serment à lui, je n’ose passer cet outrage : car si vous n’y pourvéez, nul n’y pourvoiera pour le présent ; et de ce que je vous dis et remontre, je vous supplie humblement que il vous en souvienne, si il me besogne ; car sur l’état où je vois que messire Pierre veut persévérer pour éloigner et fuir, je ne vueil plus retourner vers lui. »

Le duc de Berry très bien en soi-même avoit glosé et entendu ces paroles, et répondit au clerc et dit : « Demeurez de-lez moi meshuy, et demain de matin j’en informerai monseigneur ; il est meshuy trop haut jour, je ne vueil pas troubler le roi ; et de matin sans faute, nous y pourvoirons, puisque messire Pierre de Craon est en la ville ; je ne lui savois point. » Ainsi se déporta le duc de Berry de cette chose et négligea, et cependant le meschef avint en la forme et manière que vous avez ouï recorder.

Le prévôt du Châtelet de Paris, à plus de soixante hommes à cheval tous armés, issirent hors de Paris par la porte Saint-Honoré, et suivit au pas les esclos de messire Pierre de Craon ; et vint à Chenevières passer outre au Ponçon la rivière de Saine, et demanda au pontonnier si du matin nul étoit passé. Il répondit : « Oil, environ douze chevaux ; mais je n’y vis nul chevalier ni homme que je connusse. » — « Et quel chemin tiennent-ils ? » demanda le prévôt. — « Sire, répondit le pontonnier, le chemin d’Évreux. » — « Ha ! dit le prévôt, il peut bien être ; ils s’en vont droit à Chierbourch. »

Adonc entrèrent-ils en ce chemin, et laissèrent le chemin de Chartres, et par cette manière perdirent-ils la juste poursuite de messire Pierre de Craon ; et quand ils eurent chevauché jusques au dîner le chemin d’Évreux, il leur fut dit par un chevalier du pays qui chassoit aux lièvres, à qui ils en demandèrent, qu’il avoit vu environ quinze hommes à cheval du matin traverser les champs ; et avoient, selon son avis, pris le chemin de Chartres, Donc entrèrent le prévôt et sa route au chemin de Chartres et le tinrent jusques au soir ; et vinrent là au gîte, et sçurent la vérité, que messire Pierre de Craon, sur le point de huit heures, avoit là été chez le chanoine et s’étoit déjeûné et renouvelé de chevaux. Il vit bien que il perdroit sa peine de plus poursuivir, et que messire Pierre s’étoit trop éloigné. Si retourna le samedi à Paris.

Pour ce que on ne savoit au vrai, ni savoir on ne pouvoit, quand le dit messire Pierre de Craon issit hors de Paris, quel chemin il tenoit, le roi de France et le duc de Touraine, qui trop grand’affection avoient à ce que messire Pierre fût attrappé, firent partir et issir hors de Paris, messire Jean le Barrois des Barres à plus de soixante chevaux. Et issirent hors par la porte Saint-Antoine ; et passèrent la rivière de Marne et de Saine au pont à Charenton ; et tournèrent tout le pays et vinrent devers Étampes ; et finablement le samedi au dîner, ils furent à Chartres et en ouïrent les vraies nouvelles. Quand le Barrois sçut que messire Pierre étoit passé outre, si vit bien que en vain il se travailleroit de plus