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LIVRE IV.

poursuivir et qu’il étoit jà trop éloigné. Si retourna le dimanche vers Paris et recorda au roi tout le chemin que il avoit tenu ; et tout aussi avoit fait le prévôt du châtelet de Paris.

Le samedi au matin furent trouvés des sergens du roi, qui poursuivoient les esclos, en un village à sept lieues de Paris, deux écuyers hommes d’armes, et un page des gens messire Pierre de Craon ; et étoient là arrêtés, et n’avoient pu suivir la route, ou ne vouloient. Toutefois ils furent pris par les dits sergens et amenés à Paris et boutés en Châtelet, et le lundi ils furent décolés. Et premièrement où le délit avoit été fait ils furent amenés, et là leur trancha-t-on à chacun le poing ; et furent décolés aux halles et menés au gibet et là pendus.

Le mercredi ensuivant le concierge de l’hôtel messire Pierre fut aussi exécuté et décolé. Et disoient plusieurs gens que on lui faisoit tort ; mais pour ce que point il n’avoit révélé la venue de messire Pierre de Craon, il eut cette pénitence ; aussi le chanoine de Chartres, où messire Pierre de Craon étoit descendu et rafreschi et renouvelé de chevaux, fut accusé, pris et mis en la prison de l’évêque ; on lui ôta tout le sien et ses bénéfices, et fut condamné en chartre perpétuelle au pain et à l’eau ; ni excusation qu’il montrât ou dît ne lui valut rien ; si avoit-il renommée en la cité de Chartres d’être un vaillant prud’homme[1].

Trop fut courroucé messire Pierre de Craon qui arrêté s’étoit au chastel de Sablé, quand les nouvelles véritables lui vinrent que messire Olivier de Cliçon n’étoit point mort et n’avoit plaie ni blessure, dont dedans six semaines il laissât à chevaucher. Lors s’avisa-t-il, tout considéré que en ce chastel de Sablé il n’étoit pas trop sûrement, et quand on sauroit la vérité sur le pays et en France que il se seroit là enclos et bouté, on l’enclorroit de tous points, tellement qu’il ne s’en départiroït pas quand il voudroit. Si le rechargea à aucuns de ses hommes, et puis en issit secrètement et couvertement, et chevaucha tant par ses journées qu’il vint en Bretagne et trouva le duc au Suseniot. Le duc le recueillit qui jà savoit toutes les nouvelles du fait, et comment le connétable n’étoit point mort. Si dit ainsi à messire Pierre de Craon : « Vous êtes un chétif quand vous n’avez sçu occire un homme duquel vous étiez au-dessus. » — « Monseigneur, répondit messire Pierre, c’est bien diabolique chose : je crois que tous les diables d’enfer, à qui il est, l’ont gardé et délivré de mes mains, car il y eut sur lui lancé et jeté plus de soixante coups que d’épées et de grands couteaux ; et quand il chéy jus du cheval, en bonne vérité je cuidois qu’il fût mort ; et la bonne aventure que il eut pour lui de bien cheoir, ce fut de l’huis d’un fournier qui étoit entr’ouvert ; et par ce que il chéit à l’encontre, il entra dedans, car si il fût chu sur les rues, nous l’eussions partué et défoulé de nos chevaux. » — « Or, dit le duc, pour le présent il ne sera autrement ; je suis tout certain que j’en aurai de par le roi de France prochainement nouvelles, et aurai pareillement la guerre et la haine que vous aurez ; si vous tenez tout coiement de-lez moi, car la chose ne demeurera pas ainsi ; et puisque je vous ai promis sauf garant à tenir, je vous le tiendrai. »

CHAPITRE XXIX.

De la grosse armée et du voyage que le roi de France vouloit faire en Bretagne sur le duc de Bretagne, pour la cause que on disoit qu’il soutenoit messire Pierre de Craon ; et comment au dit voyage le roi devint malade, pourquoi le voyage fut compu.


Nouvelles vinrent au roi de France, en ces jours que il se tenoit à Paris, que le duc de Bretagne avoit recueilli messire Pierre Craon. Le roi fut informé de son détroit conseil, c’est à entendre de celui dont il usoit le plus, que tantôt et sans délai il entrât en Bretagne devers le duc, et lui mandât, sur sa foi et sur son hommage, que si ce traître envers la couronne de France, Pierre de Craon, étoit en Bretagne ni en lieu où il eût puissance, il en fût saisi et lui envoyât. Les lettres furent escriptes, scellées et délivrées à un chevaucheur du roi, lequel exploita tant par ses journées que il vint en Bre-

  1. On fit aussi faire le procès par contumace à Pierre de Craon. Tous ses biens furent confisqués, ses maisons rasées, ses meubles apportés au trésor du roi, et ses terres distibuées au duc d’Orléans et autres courtisans. Le moine anonyme de Saint-Denis rapporte que l’amiral de France, Jean de Vienne, qui fut chargé de la saisie de la terre de la Ferté-Bernard, se déshonora par la conduite la plus infâme. Après s’être emparé de tous les trésors qu’il y trouva, il chassa de leur maison, en chemise, et après avoir outragé leur pudeur de la manière la plus lâche, Jeanne de Chastillon, femme de Pierre de Craon, et sa fille, qui était un des belles personnes de son temps.