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LIVRE IV.

que messire Olivier de Cliçon, connétable pour ce temps du royaume de France, avoit fait son testament et ordonnance, à la fin que, si de la navrure et blessure qu’il avoit, il alloit de vie à trépas, ses hoirs sçussent tous de vérité où le sien étoit. En tout et partout n’avoit pour enfans que deux filles. L’une avoit à femme et épouse Jean de Bretagne, comte de Pentièvre ; et ce fut celle qui le mit hors et délivra de la prison d’Angleterre par le moyen de six vingt mille francs, que messire Olivier de Cliçon en avoit donné et payé au duc d’Irlande, si comme vous savez, et ci-dessus en notre histoire est contenu tout pleinement ; et l’autre fille étoit ou devoit être vicomtesse de Rohan de par son mari.

La somme du testament messire Olivier de Cliçon montoit en purs meubles, sans son héritage, jusques à dix sept cent mille francs. De ce fut grand’nouvelle ; et s’en émerveillèrent plusieurs qui en ouïrent parler, en quoi ni comment il en pouvoit avoir tant assemblé ; et par espécial le duc de Berry et de Bourgogne en eurent grand’merveille et aussi leurs consaulx, qui n’avoient pas le dit messire Olivier en grâce ; et en parlèrent moult largement quand ils se trouvoient ensemble. « En quoi diable peut ce connétable avoir assemblé tant de florins et si grand’meuble ? Le roi de France ne l’a pas si grand. On doit et peut bien croire et savoir que il ne lui vient pas tout de bon acquêt. » Ce se passa ; mais pour ce ne pensoient pas moins ceux qui le héoient et qui sur lui envie avoient.

Encore se tenoit le roi de France à Paris mais ses mandemens étoient jà faits, et tous seigneurs qui escripts et mandés étoient se pourvoyoient et ordonnoient pour aller avecques le roi en Bretagne. Ce voyage chargeoit trop fort le duc de Bourgogne ; et disoit que c’étoit une chose et une guerre sans raison, et que jà la conclusion n’en seroit bonne, et que le royaume de France ni le pays de Bretagne, ni chevaliers ni écuvers, auxquels rien ne touchoit ni appartenoit la haine de messire Olivier de Cliçon et Pierre de Craon, n’avoient que faire de comparer cette peine, ni d’entrer en guerre pour eux, et que à part à eux et de leurs gens on les laissât convenir et guerroyer l’un l’autre sans fouler ni grever les povres gens. Le duc de Berry étoit assez de celle sieute ; mais ils n’en pouvoient être ouïs ni crus car le roi avoit de-lez lui du conseil tout contraire à leur opinion, lequel il créoit mieux que le leur, et ne le savoient les dessus dits ducs comment briser. Et quand ils virent que faire leur convenoit, si montrèrent obéissance, mais ce fut lentement. Toutefois il m’est avis, et vérité fut, que le comte d’Ostrevant, par la promotion du duc de Bourgogne, fut escript et mandé d’aller en ce voyage avecques le roi, à trois cents lances. Le comte, qui aimoit les armes et le travail, se pourvéit et ordonna pour y aller, et quand il eut tout ordonné et mandé les compagnons, chevaliers et écuyers, et départi ses livrées, et fait grands frais, il fut arrière contremandé de non se bouger.

En ce temps que ces choses s’approchoient grandement, et que le roi étoit sur le point de son partement de la cité de Paris et de prendre le chemin tout premier, pour mieux montrer que la querelle étoit sienne, fut fait un échange de terres et de pays, au profit grandement du duc de Touraine ; car il résigna en la main du roi son frère la duché de Touraine et toutes les appendances ; et tantôt lui rendit le roi, et donna en don et en hommage la duché d’Orléans, qui mieux valoit que les quatre, en la forme et manière que le duc Philippe d’OrIéans l’avoit anciennement tenu. Si nommerons d’ores-en-avant le duc qui fut de Touraine duc d’Orléans[1].

Quand messire Olivier de Cliçon fut ainsi que tout sain et que il put chevaucher, le roi de France en fut grandement réjoui, et dit que il se vouloit départir de Paris ; et chevaucha vers Bretagne pour mieux montrer que la besogne étoit sienne. Si prit un soir congé à la roine Isabel, sa femme, à la duchesse d’Orléans, aux dames et damoiselles qui de-lez elle étoient à l’hôtel de Saint-Pol, et le duc dOrléans aussi, et puis s’en vinrent souper et coucher chez Montagu, le duc de Bourbon, le comte de Namur et le seigneur de Coucy de-lez eux ; je ne dis pas que tous couchassent, mais le roi y coucha et dîna.

À lendemain et après dîner, sur le point de relevée, il se départit en très grand arroi ; et vint ce jour, au soir, souper et gésir à Saint-Germain en Laye, et là se tint environ sept jours. Encore n’étoit-il pas bien ferme de santé, si comme ses médecins, qui en cure et en garde

  1. Il fut fait duc d’Orléans le 4 juin 1393.