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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

l’avoient, disoient. Mais il s’en alloit de si grand’volonté que il disoit qu’il étoit assez en meilleur point qu’il ne fût. Tout ce il faisoit pour émouvoir et mettre au chemin ses gens, car encore étoient ses deux oncles derrière, Berry et Bourgogne. Ils montroient bien que ce voyage leur pesoit, et que point volontiers ils n’y alloient. Si avoient-ils fait leur mandement, car pour leur honneur convenoit obéir.

Quand le roi de France eut été et séjourné à Saint-Germain en Laye environ quinze jours, et que gens et seigneurs venoient et s’en alloient de toutes parts, il eut conseil de départir ; si le fit, et passa la Saine et prit le chemin de Chartres ; et s’en vint soi tout ébattant à Anveau, une bonne ville et un très beau château, lequel pour lors étoit et se rendoit au seigneur de la Rivière, voire héritage de par sa femme. En la compagnie du roi étoient le duc d’Orléans son frère, et le duc de Bourbon. Vous devez savoir que le sire de la Rivière reçut le roi et les seigneurs moult grandement et honorablement ; car moult bien le savoit faire. Et furent là trois jours et se rafreschirent. Au quatrième jour le roi et ces seigneurs se départirent. Et ce jour chevauchèrent et vinrent à Chartres, dont le frère de Montagu étoit évêque. Le roi fut logé au palais de l’évêque, et le duc d’Orléans et le duc de Bourbon.

Le second jour après ce qu’ils furent là venus, vint le duc de Berry, et le comte de la Marche en sa compagnie. Encore étoit à venir le duc de Bourgogne ; mais il s’ordonnoit pour mettre au chemin, et vint au quatrième jour ; dont le roi eut grand’joie. Gens d’armes venoient de toutes parts. Et disoit le roi ainsi, que jamais ne retourneroit à Paris, si auroit mis à raison ce duc de Bretagne, qui jà par tant de fois lui avoit donné peine et travail. Trop bien étoient de-lez le roi qui lui boutoient en la tête ; ni le duc de Berry et le duc de Bourgogne, qui volontiers eussent modéré ces besognes, n’y avoient audience ; dont secrètement il leur déplaisoit, et à leurs consaulx aussi. Et disoient bien entre eux à part, que la chose ne pouvoit longuement demeurer en cel état, et que trop bien se tailloit que le roi eût à faire et le royaume, quand il refusoit le conseil de ses oncles, et il prenoit moindre à sa plaisance.

Quand le roi de France eut séjourné en la cité de Chartres environ sept jours, il s’en départit et prit le chemin du Mans ; et gens d’armes le suivoient de toutes parts, et lui venoient de lointaines parties, d’Artois, de Beauvais, de Vermandois et de Picardie. Et disoient plusieurs l’un à l’autre : « Comment ! ce duc de Bretagne nous donne à faire de peine et de travail ! Il a toujours été dur et chaud contre la couronne de France, ni oncques parfaitement ne l’aima, prisa ni honora. Et si le comte de Flandre, son cousin n’eût été, et madame de Bourgogne, qui toujours l’a porté et porte encore, l’eût-on de grand temps détruit, ni oncques, depuis que le sire de Cliçon tourna François, il ne le put aimer. Encore, à voire dire, est-il fort coupable de ce fait, car il a toujours soutenu messire Pierre de Craon à l’encontre du roi et du connétable, » — « Or laissez le roi convenir, disoient les autres, car pour le présent il a tellement la chose en cœur qu’il mettra ce duc à raison avant son retour. » — « Voire, disoient les autres, s’il n’y a trahison. Pensez-vous que tous ceux qui sont et chevauchent avecques le roi soient vrais ennemis au duc de Bretagne ? Certes, nennil. Qui l’oseroit dire ? Et on en peut bien voir aucuns signes, car on ne fait nuit et jour que conseiller, et tout pour rompre et briser ce voyage. Et en a le roi telle merveille que à peine peut-il avoir bien et santé. »

Ainsi se devisoient chevaliers et écuyers les uns aux autres en chevauchant sur le pays ; et toujours alloit le roi en approchant en Maine et la cité du Mans. Tant fit que il y parvint, et tous les seigneurs en sa compagnie. Le roi se logea au chastel, et les seigneurs en la cité, tout au mieux qu’ils purent ; et les gens d’armes s’épartirent sur le pays qui est bon et gras, et bien logeant pour gens d’armes.

En la cité du Mans séjournèrent les seigneurs plus de trois semaines, car le roi n’étoit pas en point de chevaucher, et étoit tout fiévreux. Et disoient ses médecins à son frère et à ses oncles : « On fait le roi traveller ; mais certainement il n’en eut que faire, car il n’étoit pas en état pour chevaucher. Le repos lui vaudroit mieux assez, car depuis qu’il se départit d’Amiens où les parlemens furent, il ne fut en si bon état comme il étoit au devant. »

Les oncles du roi remontrèrent ce au roi et à son conseil, car pour les médecins le roi n’en voult rien faire ; mais disoit, pour la grand’-