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LIVRE IV.

malement. » Donc dit le duc de Bourgogne au duc de Berry : « Il nous convient, beau-frère, traire vers Paris, et ordonner que le roi soit mené et porté là, tout souef et coiement[1] ; car mieux entendrons-nous à lui par delà que ici en celle lointaine marche ; et quand nous serons là venus, nous mettrons ensemble tout le conseil de France ; et là sera ordonné comment on se chevira au royaume de France, et lesquels en auront l’administration du gouvernement, ou beau neveu d’Orléans, ou nous. » — « C’est bien, répondit le duc de Berry. Or faut-il aviser et regarder en quelle place et lieu on le mènera et mettra, qui lui soit bonne et propice, et pour le plus tôt retourner à santé. » Il fut avisé et regardé que on l’amèneroit tout bellement et souef au chastel de Cray ; et que là a très bon air et beau pays sur la rivière d’Oise.

Toutes ces ordonnances se tinrent ; et donna-t-on congé à toutes gens d’armes ; et leur fut dit, de par les maréchaux de France, que chacun retournât en son hôtel doucement et courtoisement, sans faire nulle violence sur le pays ; et si les routes le faisoient, ou s’en prendroit aux seigneurs pour amender le forfait et dommage que leurs gens auroient fait.

Les deux oncles du roi et le chancelier de France mirent tantôt varlets de cheval en œuvre ; et envoyèrent par les cités et bonnes villes de France et de Picardie, en eux signifiant et étroitement mandant que ils fussent soigneux de faire garder les cités et les villes ; la cause pourquoi, on leur touchoit un petit : que le roi n’étoit pas bien disposé. Les mandemens furent tenus et accomplis partout.

Or furent les bonnes gens du royaume de France moult ébahis et courroucés, quand ces nouvelles furent épandues et notoirement sçues, que le roi de France étoit enchu par incidence merveilleuse en frénésie. Si en parlèrent bien largement plusieurs gens sur ceux qui avoient conseillé le roi d’aller en Bretagne ; et les autres disoient que le roi avoit été trahi de ceux qui vouloient porter, à l’encontre de lui, le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon. On ne peut défendre à parler ; la matière étoit bien telle et si grande, qu’elle désiroit bien et demandoit à être ventilée[2] en plusieurs et diverses manières. Finablement le roi fut amené à Cray, et là mis en la garde des médecins et des dessus dits chevaliers. Toutes gens d’armes se départirent et se trairent en leurs lieux ; il fut ordonné et défendu que on celât celle aventure de la maladie du roi à la roine, un temps ; car pour ces jours elle étoit durement enceinte ; et fut défendu à tous et à toutes qui étoient de sa chambre, sur peine d’être grandement corrigés, que nul ni nulle n’en fît mention ; et tout ce se tint bien celé un grand temps. Ainsi se tint et fut le roi à Cray en la marche de Senlis et de Compiègne, sur la rivière d’Oise ; et le gardoient les chevaliers dessus nommés et les médecins le médecinoient, mais pour leurs médecines trop petitement il recevoit santé.

CHAPITRE XXX.

Comment le duc de Berry et le duc de Bourgogne, oncles du roi, eurent le gouvernement du royaume ; et comment ils firent chasser et prendre ceux qui avoient eu le gouvernement du roi.


En ce temps avoit au royaume de France un très vaillant et sage médecin, et n’y avoit point son pareil nulle part ; et étoit grandement ami au seigneur de Coucy, et de nation de sa terre. Cil demeuroit pour ce temps en la cité de Laon. Là faisoit-il plus volontiers sa résidence que ailleurs, et étoit nommé maître Guillaume de Harselli. Quand il sçut premièrement les nouvelles de l’accident du roi, et par quelle incidence il étoit chu en maladie, il dit ainsi, car il cuidoit assez connoître la complexion du roi : « Celle maladie est venue au roi de coulpe ; il tient trop de la muisteur[3] de la mère. » Ces paroles furent rapportées au seigneur de Coucy, qui, pour ce temps, se tenoit à Paris de-lez le duc d’Orléans et les oncles du roi ; car pour lors les consaulx de France, des nobles, des prélats et des bonnes villes, étoient à Paris pour voir et conseiller lesquels ou lequel auroient le gouvernement du royaume, tant que le roi seroit retourné en bon état, si retourner y devoit, son frère le duc d’Orléans, ses oncles ou l’un d’eux, tout par lui ; et fut-on sur cel état et conseil plus de quinze jours que on ne pouvoit être d’accord.

  1. Pour souevement et coiement, locution portugaise et espagnole où on ne met le signe adverbial qu’à la fin du dernier adjectif.
  2. Ébruitée.
  3. Froid tempérament.