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LIVRE IV.

osoit parler ; et si il en eût parlé, pour lui on n’en eût rien fait.

Considérez et me répondez, s’il vous plaît, si le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon, qui étoient conjoints ensemble, furent point réjouis de ces nouvelles. Vous devez croire que oui ; mais de ce étoient-ils courroucés que on ne le tenoit à Paris avecques les autres, messire Jean le Mercier et le seigneur de la Rivière.

De celle sentence et jugement vitupereux contre le sire de Cliçon fut-il grand’nouvelle au royaume de France et ailleurs aussi. Les aucuns le plaignoient, et disoient en secret que on lui faisoit tort. Les autres opposoient à l’encontre, et disoient : « Voire, de ce que on ne l’a tenu et pendu, car il l’a bien desservi. Et nos seigneurs, qui sont informés de sa vie et de ses mœurs, n’ont pas tort, si ils consentent qu’il soit ainsi demené. Comment diable pourroit-il avoir assemblé tant d’or et d’argent que la somme de million et demi de florins ? Il ne lui vient point de bon acquêt, mais de pillages et de roberies, et de retailler les gages des povres chevaliers et écuyers du royaume de France et d’ailleurs, si comme on sait bien par la chancellerie et trésorerie, car tout y est escript et registré. En ces voyages de Flandre il a levé et eu à son profit grand’foison d’or et d’argent ; et aussi au voyage d’Allemagne où le roi fut, toutes les tailles du royaume de France et les délivrances des gens d’armes du dit royaume se passoient parmi ses mains. Il en donnoit et faisoit donner ce qu’il vouloit, et la meilleure part il en retenoit, ni nul n’en osoit parler. »

Ainsi et par tels langages étoit accusé en derrière messire Olivier de Cliçon, et pour ce est dit en reprouver : « Qui il meschiet, chacun lui mésoffre. »

Le duc de Bretagne, lui étant et séjournant en son pays, faisoit courir commune renommée que, quand le roi de France, monseigneur de Berry et monseigneur de Bourgogne voudroient bien acertes, il feroit bien petit varlet le seigneur de Cliçon, mais il les laisseroit encore convenir un temps pour voir comment les besognes se porteroient ; car il entendoit bien de côté que on donneroit au seigneur de Cliçon toutes ses royes[1], et seroit si avant mené que on lui feroit perdre son office de la connétablie. Or regardez si le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon en bref terme étoient revenus sur leurs pieds et tout par les œuvres de fortune, qui oncques ne séjourne, mais toujours tourne et bestourne, et le plus haut monté sur la roue en la boue étrangement retourne. Ce messire Olivier de Cliçon et les dessus nommés, le sire de la Rivière et messire Jean le Mercier, principalement et souverainement étoient inculpés de la maladie du roi de France ; et couroit commune renommée sur eux, par envie et par ceux qui les héoient et qui à mort traiter les vouloient, qu’ils avoient empoisonné le roi. Or considérez, entre vous qui entendez raison, comment ce se peut faire, car ils étoient ceux au monde qui à la maladie du roi pouvoient le plus perdre, et qui plus volontiers lui eussent gardé sa santé. Mais ils n’en pouvoient être crus ni ne furent, ainsi que vous oyez ; mais convint un grand temps demeurer en prison et en danger au chastel de Saint-Antoine. Messire Jean le Mercier et le seigneur de la Rivière en furent en grand péril d’être décolés publiquement, et l’eussent été sans doute, si le roi ne fût en la saison retourné en assez bonne santé, et si la duchesse de Berry n’eût été, qui grandement y fut pour le seigneur de la Rivière. Et le sire de Cliçon se tenoit en Bretagne, et fit une très forte guerre au duc de Bretagne, et le duc à lui ; laquelle guerre coûta moult de vies, si comme je vous recorderai avant en notre histoire.

Vous devez savoir, et vérité fut, que, en celle saison, l’infirmité que le roi prit au voyage de Bretagne, si comme il est ci-dessus contenu, abattit grandement la joie et le revel de France ; et a bonne cause que le royaume sentit la douleur et la peine du roi, car au devant il étoit grandement en l’amour et grâce de tout le peuple ; et pour ce que il étoit chef, le devoient mieux toutes gens sentir, car quand le chef a mal, tous les membres s’en sentent. Si n’en osoit-on parmi le royaume parler de sa maladie pleinement, mais le celoient toutes gens le plus qu’ils pouvoient. Et fut la maladie trop bien celée et dissimulée devers la roine, car, jusques à tant que elle fut accouchée et relevée, elle n’en sçut rien ; et eut cette fois, ce m’est avis, une fille.

Ce maître Guillaume de Harselli, lequel avoit le roi en cure et en garde, se tenoit tout coi de-

  1. Voies.