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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

l’année en devant avoit été ; et se tenoit et étoit tenu en l’abbaye de Saint-Pierre. Et cil qui premièrement s’en aperçut fut messire Guillaume Martel, un chevalier de Normandie, et pour son corps le plus prochain que le roi eût en sa chambre. Encore étoient les ducs de Berry et de Bourgogne à Boulogne ou à Lolinghen sur la fin de leur parlement ; et avoient ainsi que tout conclu de ce qui faire et conclure se pouvoit pour la saison ; et sitôt que le duc d’Orléans, frère du roi de France, fut informé de celle incidence, et il eut vu le roi au parti où il étoit, il le signifia à ses oncles ; et y envoya un sien écuyer le plus prochain que il eut, que on appeloit Boniface, gracieux homme grandement.

Quand les deux ducs, oncles du roi, sçurent les nouvelles de celle incidence, si en furent moult déplaisans, et se départirent le plus tôt qu’ils purent ; et jà avoient pris congé à leurs cousins d’Angleterre, lesquels s’étoient retraits et retournés à Calais, et là attendoient à ouïr nouvelles du roi de Navarre et du duc de Bretagne ; car proposé avoit été en ces parlemens, que le chastel de Chierbourch séant sur mer et sur le clos de Contentin en Normandie, lequel le roi d’Angleterre avoit en garde et en gage, ce m’est avis, pour soixante mille nobles d’Angleterre, le roi de France devoit payer les deniers, et le chastel devoit retourner au roi de Navarre ; et aussi le fort chastel de Brest pareillement, que les Anglois tenoient, devoit retourner au duc de Bretagne. Les ducs de Berry et de Bourgogne n’attendoient pas la conclusion de ces procès, mais s’en vinrent en Abbeville ; et trouvèrent le roi en petit état de santé, dont ils furent tous courroucés, et aussi furent ceux qui l’aimoient. La maladie du roi de France fut celée et tenue secrète tant comme on put, mais ce ne fut pas trop longuement, car telles aventures sont tantôt eschandelisées[1] et sçues. Si s’épandirent partout. Si se départirent tous seigneurs qui en Abbeville étoient venus l’un après l’autre tout bellement et s’en retournèrent sur leurs lieux. On ordonna à entendre au roi ; ce fut raison. Et fut regardé et avisé où il seroit mis et amené. Avisé fut que il seroit en litière amené à Cray, un chastel sur la rivière d’Oise où autrefois il avoit été. Là fut-il amené et tout de nuit ; car les jours, pour la chaleur et force du soleil, on séjournoit, et les nuits on cheminoit. Les ducs de Berry et d’Orléans chevauchèrent en la compagnie du roi jusques à Cray, et le duc de Bourgogne s’en alla en Artois et en Flandre visitant ses pays ; et trouva sa femme la duchesse au chastel de Hesdin. On ne parloit mais du seigneur de la Rivière ni de messire Jean le Mercier. On les avoit, ainsi que tout oubliés, ni nul ne proposoit pour leur grévance ni pour leur délivrance, car encore la seconde maladie où le roi Charles de France étoit ré-encheu, les excusoit et disculpoit grandement de la renommée du peuple ; et avoient bien les sages du royaume de France cette connoissance que le roi, par incidence corporelle et les grands excès que du temps passé il avoit faits, et par foiblesse de chef il s’inclinoit trop fort à cheoir en maladie. Or étoit regretté moult, de ceux qui la santé du roi désiroient à voir, maître Guillaume de Harselli qui mort nouvellement étoit ; et ne savoient les plus prochains du roi où prendre médecin prudent qui se connût en sa maladie : toutefois il se convenoit passer et aider de ce que on trouvoit et avoit.

CHAPITRE XXXVI.

De la mort du pape Clément d’Avignon et de l’élection du pape Bénédict.


En ce temps et au mois de septembre[2] trépassa de ce siècle au palais d’Avignon Robert de Genève, ci-dessus nommé en notre histoire pape Clément ; et avint de lui ce que toujours il avoit proposé et mis, quand on parloit de la paix et unité de l’église, qu’il mourroit pape. Voirement le mourut-il sur la forme et état que vous savez. Du tort ni du droit je ne veuil pas déterminer, car tant comme à moi point n’en appartient. Or furent les cardinaux d’Avignon tous ébahis comment entre eux et de l’un d’eux ils feroient pape ; et eurent conseil que ils se mettroient en conclave et se délivreroient de faire un pape. Et jà commençoit à retourner en santé le roi de France, dont tous ceux qui l’aimoient avoient grand’joie ; et la bonne roine de France, une très vaillant’dame qui Dieu doutoit

  1. Divulguées.
  2. Robert de Genève, pape ou anti-pape sous le nom de Clément VII, mourut le 16 septembre 1394, après seize ans de pontificat.