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LIVRE IV.

par semblant ils furent tout courroucés. Et regardoient l’un sur l’autre, et ne vouloient manger ; et disoient que on leur ôtoit leur bon usage auquel ils avoient été nourris. Je leur répondis, tout en riant pour eux apaiser, que leur état n’étoit point raisonnable à être ainsi comme au devant ils l’avoient fait ; et que il leur convenoit laisser et eux mettre à l’usage d’Angleterre, car de ce faire j’en étois chargé, et me l’avoit le roi et son conseil baillé par ordonnance.

« Quand ils ouïrent ce, si s’y assentirent, pour tant que mis s’étoient en l’obéissance du roi d’Angleterre ; et persévérèrent en cel état assez doucement, tant que je fus avecques eux. Encore avoient-ils un usage que bien savois, car ils l’ont communément en leur pays ; c’est qu’il ne portent nulles brayes ; et je leur fis faire des linges draps grand’foison ; et en fis délivrer aux rois et à leurs gens ; et les remis à cel usage, et leur ôtai, le terme que je fus avecques eux, moult de choses rudes et mal appartenans, tant d’habits comme en autres choses ; et à trop grand différend leur vint de premier à vêtir houppelandes de draps de soie fourrées de menu vair et de gris, car en devant ces rois étoient bien parés de affubler un mantel d’Irlande ; ils chevauchoient sur bâts dont on fait sommiers, sans nuls étriers. À grand dur je les fis chevaucher sur selles à notre usage.

« Une fois je leur demandai de la créance, comment ils créoient, mais de ce ils ne me sçurent nul gré ; et m’en convint taire, car ils me répondirent qu’ils créoient en Dieu et en la Trinité, sans nul différend, autant bien que nous. Je leur demandai auquel pape ils avoient leur inclination et affection. Ils répondirent : « En celui de Rome sans moyen. » Je leur demandai si volontiers ils recevroient l’ordre de chevalerie, et que le roi d’Angleterre les vouloit faire chevaliers, ainsi comme usage et coutume est en France et en Angleterre et en autre pays. Ils répondirent qu’ils étoient chevaliers, et que bien leur devoit suffire. Je leur demandai comment et où ils l’avoient été. Ils répondirent que en l’âge de sept ans, en Irlande, un roi fait son fils chevalier ; et si le fils n’a point de père, le plus proisme de sang de son lignage le fait. Et convient ce jeune enfant chevalier jouter de déliées lances, lesquelles il peut porter à son aise, encontre un écu que on aura mis en un pel en un pré ; et comme plus il brisera de lances, tant sera-t-il plus honoré. « Par tel essais on fait les nouveaux chevaliers jeunes en notre terre, et par espécîal tous les enfans des rois. » Et quoique de cel état je lui demandois, bien en savois toute l’ordonnance. Si ne renouvelai point ce propos, fors tant que je leur dis, que la chevalerie que prise avoient de jeunesse ne suffisoït pas assez au roi d’Angleterre, mais leur donneroit par autre état et affaire. Ils demandèrent comment ; et je répondis que ce seroit en sainte église, car plus dignement ils ne pouvoient être. À mes paroles sachez qu’ils s’inclinoient assez. Environ deux jours devant ce que le roi notre sire les vouïsist faire chevaliers, vint par devers eux le comte d’Ormont, qui sait bien parler leur langage, car partie de ses seigneuries s’étendent et gissent en la marche d’Irlande ; et fut là envoyé en notre hôtel de par le roi et son conseil, afin que les rois d’Irlande y eussent plus grand’crédence. Quand il fut venu devers eux, tous l’honorèrent, et ils les honora aussi, car bien le savoit faire ; et furent tout réjouis, à ce qu’ils montrèrent, de sa venue ; et entra en paroles en eux au plus doucement et courtoisement comme il sçut ; et leur demanda de moi quel chose il leur en sembloït. Ils répondirent tous bien bellement et sagement : « Il nous a montré et enseigné la doctrine et usage de ce pays. Si lui en devons savoir gré ; et aussi faisons nous. » Celle réponse plut assez au comte d’Ormont, car elle fut raisonnable ; et puis entra petit à petit à parler de l’ordre de chevalerie, laquelle ils devoient recevoir ; et leur remontra de point en point, et d’article en article, comment on s’y devoit maintenir ; et quelle chose chevalerie devoit et valoit ; et comment ceux qui l’apprenoient y entroient.

« Toutes les paroles du comte d’Ormont plurent grandement à ces quatre rois d’Irlande, lesquels je ne vous ai point encore nommés, mais je les vous nommerai. Premièrement le grand Anel, roi de Methe[1] ; le second, Brin

  1. Nelan O Nial, souverain de Meath. Il n’était pas souverain de Meath, comme le dit ici Froissart, mais d’Ulster, où ses ancêtres avaient toujours été couronnés à Tulloghoge, sur une chaise de pierre qui fut brisée en 1602 par le député Monjoy pendant l’insurrection d’Hugh O Nial comte de Tyrone. (Archéologie, p. 244.)