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LIVRE IV.

au retourner et au faire ce que vous avez fait, ne pouvez-vous point avoir de blâme ; et tous ceux et celles qui en orront parler de çà la mer et de là, vous en donneront plus d’honneur que de blâme ; si vous contentez, je vous en prie. » — « Dame, répondit le chevalier, aussi fais-je et ferai. Je ne m’en quiers jamais de soucier. »

Atant laissèrent-ils cette parole et rentrèrent en autres en persévérant le jour et la nuit, jusques au lendemain que messire Pierre de Courtenay prit congé à la comtesse de Saint-Pol ; et elle lui donna ; et au département un très bel fremail dur ; et aussi un au seigneur de Clary par compagnie, pourtant que le chevalier anglois étoit en son convoi et en sa garde. Si départirent de Luceu au matin et prirent le chemin de Boulogne ; et tant firent que ils vinrent et y logèrent une nuit ; et à lendemain ils chevauchèrent vers Marquise et vers Calais.

Entre Boulogne et Calais n’a que sept lieues bien courtoises et beau chemin et ample. Ainsi que à deux lieues de Calais on entre sur la terre de Melk et de Doye et de la comté de Ghines, lesquelles terres étoient pour ce temps au roi d’Angleterre. Quand ils approchèrent Calais, messire Pierre de Courtenay dit au seigneur de Clary : « Nous sommes en la terre du roi d’Angleterre. Sire de Clary, vous vous êtes bien acquitté de moi conduire et convoyer. Grands mercis de votre compagnie. »

Le sire de Clary, qui avoit encore l’ire au cœur et la mélancolie en la tête des paroles que messire Pierre de Courtenay avoit dites à la comtesse de Saint-Pol en sa présence, et de plusieurs qu’il avoit ouïes en l’hôtel de Luceu, lesquelles paroles, quoique pas ne les eût là relevées, ne vouloit pas qu’elles demeurassent ainsi, car il les tenoit à impétueuses, orgueilleuses, trop grandes et trop hautes contre l’honneur de la chevalerie de France, car il avoit dit ainsi et mis outre, que en France, à la cour du roi, il étoit venu et issu hors d’Angleterre pour faire armes et point n’avoit été recueilli ; si dit le sire de Clary et avoit bien toujours dit en soi-même, quoique il se fût souffert, que la chose ne demeureroit pas ainsi ; et parla à messire Pierre de Courtenay, en disant au congé prendre : « Messire Pierre, vous êtes en Angleterre sur la terre de votre roi. Je vous ai aconvoyé et accompagné tant que ci, au commandement du roi notre sire et de monseigneur de Bourgogne. Il vous peut bien souvenir comment, devant hier, vous et moi étions en la chambre de madame de Saint-Pol, qui nous fit très bonne chère. Vous parlâtes là trop largement, ce me semble, et au trop grand blâme et préjudice des chevaliers de France ; car vous dîtes que vous veniez de la cour du roi et n’aviez trouvé à qui faire armes. Vos paroles là dites et proposées montrent et donnent à entendre qu’il n’y a chevalier en France qui ait osé faire armes, ni jouter à vous, ou courir trois cours de glaive. Je veuil bien que vous sachiez que je m’offre ici, quoique je sois l’un des mendres de notre marche, que le royaume de France n’est pas si vuys[1] de chevalerie, que vous ne trouviez bien à qui faire armes, si vous voulez à moi, soit encore anuyt[2] ou demain de matin, et je le dis à cette entente. Ce n’est par haine ni félonnie que j’aie à vous, ni sur vous ; ce n’est fors que pour garder l’honneur de notre côté, car je ne veuil pas que, vous retourné à Calais ou en Angleterre, vous vantez que sans coup férir vous avez déconfit les chevaliers de France. Or, répondez, si il vous plaît, à ma parole. »

Messire Pierre de Courtenay fut tantôt conseillé de répondre. Si dit ainsi : « Sire de Clary, vous parlez bien et j’accepte votre parole ; et veuil que demain au matin, en cette place, vous soyez armé à votre entente et je le serai aussi, et courrons ensemble l’un contre l’autre trois cours de glaive, et par ainsi racheterez-vous l’honneur du roi de France, et me ferez grand plaisir. » — « Je vous créante, dit le sire de Clary, que je serai ci à l’heure que vous me dites. »

Là fut créantée des deux chevaliers la joute. Le sire de Clary se départit du seigneur de Courtenay et vint à Marquise ou près de là, et se pourvey d’armes, de targe, de cheval et de glaive bon et roide. Tantôt eut ce que il lui fit métier, car sur la frontière de Calais et de Boulogne les compagnons sont toujours bien pourvus. Si fit-il sa provision et sa requête au plus secrètement comme il put ; car il ne vouloit pas que trop de gens en sçussent parler. Pareillement Pierre de Courtenay venu à Calais, il ne mit point en oubli ce que promis et créanté avoit ; mais se pourvut de bonnes et fortes armu-

  1. Vide.
  2. Ce soir.