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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

duc Robert et Guillaume son fils, de grand’volonté se offrirent à eux, et leur promirent confort et aide de toute leur puissance. Et bien le montrèrent, car tout prestement ils se mirent en armes ; et aussi firent les bonnes villes et gens du pays, qui livrèrent aux dessus dits seigneurs et princes grand nombre d’arbalêtriers et cranequiniers[1], picquenaires[2] et gens d’armes. Et ne demeura guères que, de toutes parts, gens d’armes se commencèrent à assembler et venir envers celle ville de Eyncuse, là où l’assemblée se foisoit. Et venoient vaisseaux de toutes parts, et tellement que on tenoit qu’ils étoient plus de trente mille maronniers ; et disoit-on que la ville de Harlem en avoit seulement livré douze cens ; tous lesquels vaisseaux furent tous retenus et très bien pourvus de tous vivres et autres habillemens de guerre, tant suffisans que mieux on ne pourroit. Et sans faute si les dames de Hainaut étoient envieuses pour leurs hommes, autant bien l’étoient les Zélandoises et Hollandoises. Et fut vrai que Guillaume de Cronembourch, pourtant qu’il avoit le nom d’être celui qui plus avoit ému et incité la besogne à faire, et qui plus aconseilloit au duc Aubert qu’il fit celle emprise ; et pareillement le seigneur de Merwède qui trop désiroit se venger sur les Frisons pour les déplaisirs qu’ils lui avoient faits, car à la bataille de paravant, là où le comte Guillaume fut piteusement et douloureusement occis, il avoit perdu trente trois cottes d’armes de son lignage, dont messire Daniel de Merwède étoit chef, que oncques les Frisons n’en vouldrent prendre un à rançon : ces deux seigneurs, Guillaume de Cronembourch et le seigneur de Merwède ne s’osoient voir devant les princesses et les dames de la cour du duc Aubert.

Ne demoura guères que toutes manières de gens d’armes fussent venus et arrivés : et vinrent premièrement les Anglois ; si leur fut délivrance faite ; et en après vinrent les Hainuyers en très bel arroi ; et les menoient monseigneur le sénéchal de Jumont et monseigneur de Gommignies qui en étoit maréchal, qui tout prestement furent aussi délivrés : puis Zélandois, et en après Hollandois ; mais les François ne vinrent pas sitôt ; ainçois, depuis que toutes manières de gens d’armes furent venus et assemblés, et tout prêts pour passer, il convint tarder onze jours après les François. Auquel terme pendant s’ensuivit un débat entre les Hollandois et les Anglois ; et sans faute, si n’eût été Guillaume, le comte d’Ostrevant, tous les Anglois eussent été occis des Hollandois. Lesquels débats rapaisés, et les François venus, dont on fut moult réjoui, car c’étoient gens d’armes moult bien habillés de tous harnois, on commanda que tout homme, quel qu’il fût, se mit en son vaissel ; si fut ainsi fait. Et montèrent toutes manières de gens ; et quand ils furent ès vaisseaux, ils levèrent les voiles et se commandèrent à Dieu, et commencèrent à singler parmi la mer qui étoit belle, coie et serie, et sembloit parfaitement qu’elle désirât eux faire plaisir. Et tant y avoit de vaisseaux, s’ils eussent été rangés l’un après l’autre de devers Eyncuse jusques à la bande de Cundren[3] qui est en la haute Frise où ils contendoient à descendre comme ils firent, où il y a douze lieues d’eau, ils eussent bien couvert toute la marine ; mais ils alloient de front tant ordonnément que mieux on ne pourroit.

Si vous lairrons un petit à parler d’eux ; et parlerons des Frisons lesquels, comme j’ai été informé, étoient de long-temps avertis de la venue du dit duc Aubert et de la grand’puissance de gens d’armes que il amenoit sur eux ; pourquoi iceux Frisons, quand ils sçurent et entendirent qu’ils auroient la guerre, ils se mirent ensemble ; et firent convenir les plus sages hommes de leurs terres, pour sur celle grande besogne avoir avis, comme pour le mieux ils se pourroient ordonner et tenir. Et combien qu’ils en tinssent ou eussent tenu quelconques consaulx, si étoit leur intention telle, que ils combattroient leurs adversaires tantôt et tout prestement que ils les sauroient et sentiroient sur leurs pays. Et disoient entre eux, que mieux ils aimoient à mourir francs Frisons que à être à nul quelconque roi ni prince en servage ni subjection ; et que, pour tous mourir, ils ne se départiroient de combattre leurs ennemis. Et ordonnoient en leurs consaulx que jà homme ils ne prendroient à rançon, tant grand fût ; mais mettroient tous à mort et à perpétuel exil.

Entre eux avoit un moult noble homme, grand

  1. Sorte d’arme qui donnait son nom à celui qui la portait.
  2. Gens armés de piques.
  3. Kuynder.