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LIVRE IV.

les autres nos compagnons furent ; et étoit tout ordonné, quand monseigneur de Nevers me ravisa ; et tantôt il se mit à genoux devant l’Amorath et pria pour moi, et à sa prière je fus délivré. Si tiens et recorde celle aventure à belle et bonne, quand il plaît à Notre Seigneur, car d’ores-en-avant ce que je vivrai il me semble que ce sera avantage. Et Dieu qui nous a délivrés de ce péril nous délivrera encore de plus grand ; car nous sommes ses soudoyers, et pour lui nous avons celle peine ; car par messire Jacques de Helly qui chemine en France de par l’Amorath, qui recordera ces nouvelles au roi et aux barons de France, pourrons-nous avoir dedans un an bon réconfort et délivrance. La chose ne demeurera pas ainsi ; il y a moult de sens de-lez le roi de France et en monseigneur de Bourgogne ; jamais ils ne nous oublieroient que par aucun moyen ou traité nous ne venons à finance et délivrance. »

Ainsi se réconfortoit messire Boucicaut et prenoit le temps assez en bon gré et patience ; et aussi faisoit le jeune comte de Nevers. Mais le sire de Coucy le prenoit en trop grand’déplaisance ; dont c’étoit merveille, car devant celle aventure il avoit toujours été un sire pourvu et plein de grand réconfort ; ni oncques il ne fut ébahi. Mais en celle prison où il étoit à Burse en Turquie, il se déconfortoit et ébahissoit de lui-même plus que nul des autres, et se mérencolioit, et avoit le cœur trop pesant ; et disoit bien que jamais il ne retourneroit en France, car il étoit issu de tant de grands périls et de dures aventures que celle seroit la dernière. Messire Henry de Bar le réconfortoit si acertes comme il pouvoit, et lui blâmoit les déconforts, lesquels sans cause il prenoit, et que c’étoit folie de dire et faire ainsi ; et que en lui il devoit avoir plus de réconfort qu’en tous les autres. Mais nonobstant ce, il s’ébahissoit de soi-même ; et lui souvenoit trop durement de sa femme, et regrettoit moult souvent ; et aussi faisoit messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France. Messire Guy de la Trémoille se réconfortoit assez bien. Aussi faisoit le comte de la Marche. L’Amorath-Baquin vouloit bien qu’ils eussent aucunes grâces st ébattemens de leurs délits, et les vouloit voir à la fois, et gengler et bourder à eux ; et leur étoit assez gracieux et débonnaire ; et vouloit bien qu’ils vissent son état et une partie de sa puissance.

Nous laisserons un petit à parler d’eux et parlerons de messire Jacques de Helly et Jean de Chastel-Morant, qui tous deux cheminoient pour venir en Honguerie ; mais messire Jacques y vint devant messire Jean de Chastel-Morant ; et lui entré en Honguerie, vint en la cité de Bude, et là trouva le roi de Honguerie qui le recueillit doucement pour l’honneur du roi de France et des royaux ; et lui demanda des nouvelles, et messire Jacques lui en dit assez.

Environ dix ou douze jours séjourna messire Jacques de Helly en la cité de Bude en Honguerie en attendant messire Jean de Chastel-Morant, lequel exploita en cheminant, et avança du plus tôt qu’il put. Et quand il fut venu en l’arroy et ordonnance que dessus avez ouï recorder messire Jacques en fut tout réjoui, car il désiroit à passer outre en Turquie, pour lui acquitter de sa foi envers l’Amorath-Baquin et pour voir le comte de Nevers et les seigneurs de France prisonniers, et pour eux à son loyal pouvoir réconforter.

Quand le roi de Honguerie vit Chastel-Morant, si lui fit bonne chère, pour l’honneur du roi de France et des royaux ses cousins ; et entendit par ses hommes même, que le roi de France envoyoit à l’Amorath par son chevalier grand présens et beaux joyaux, desquelles choses il fut tout courroucé. Mais il se dissimula grandement et couvrit sagement, tant que messire Jacques de Helly fut départi et allé en Turquie, car il dit bien à soi-même, et à ceux de son plus étroit conseil auxquels il se découvrit, que jà ce chien mescréant l’Amorath n’auroit don ni présent qui vinssent de France ni d’ailleurs, tant qu’il eût la puissance du détourner. Quand messire Jacques se fut rafreschi deux jours ou environ à Bude en Honguerie, il prit congé au roi et à Chastel-Morant, et dit qu’il vouloit passer outre pour aller en Turquie devers l’Amorath et pour impétrer un sauf conduit pour messire Jean de Chastel-Morant, afin que il et ce qu’il menoit pussent passer outre et venir devers lui. Le foi lui dit que ce seroit bien fait. Lors se départit le dit chevalier avecques ses gens, et se mit au chemin, et prit guides qui le menèrent f parmi la Honguerie et la Blaquie, et exploita tant par ses journées qu’il vint devers l’Amorath-Baquin ; et ne le trouva pas à Burse, mais étoit ailleurs en une cité en Turquie que on ap-