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LIVRE IV.

et fuir tels périls qui de trop près l’approchoient, dissimuler et partir de Paris, et aller demeurer à Anières, un moult bel château près de Pontoise ; lequel pour lors étoit au duc d’Orléans, son mari. Et depuis alla-t-elle demeurer à Neuf-Chastel sur Loire, lequel est et étoit pour lors au duc d’Orléans ; lequel sentant que tel fame couroit sur sa femme, étoit tout mérencolieux et s’en dissimuloit au mieux et plus bel qu’il pouvoit ; et n’éloignoit pas pour ce le roi son frère ni la cour, car moult de besognes du royaume de France s’ordonnoient par les consaux où il étoit appelé.

Le duc de Milan qui s’appeloit Galéas étoit bien informé que de tels viles choses et désordonnées sa fille duchesse d’Orléans étoit amise et demandée, si tournoit ce blâme à grand ; et envoya deux ou trois fois en France ambaxadeurs pour excuser sa fille devers le roi et son conseil[1] ; et offroit chevalier ou chevaliers à combattre à outrance tout homme qui lui ni sa fille voudroient accuser de nulle trahison. Et montroient bien ses messages ces paroles si acertes, qu’il en menaçoit faire guerre contre le royaume de France et les François, car le roi de France avoit dit et proposé en sa bonne santé, quand il fut sur le Mont de Bavelinghen entre Saint-Omer et Calais, et il donna Ysabel sa fille par mariage au roi Richard d’Angleterre, que lui retourné en France, jamais n’entendroit à autre chose qu’il seroit allé à puissance sur le duc de Milan. Et le roi d’Angleterre, qui s’escripsoit et nommoit son fils, lui avoit promis en ce voyage de purs Anglois mille lances et six mille archers, dont le roi de France étoit grandement réjoui. Et furent les pourvéances pour le roi de France faites et ordonnées en la comté de Savoye et au dauphiné de Vienne ; et par là vouloit le roi de France entrer en Piémont et en Lombardie.

Or advint que ce voyage se brisa et dérompit, et alla tout au néant, quand les certaines nouvelles vinrent en France de la bataille et déconfiture de Nicopoli et de la mort et prise des seigneurs de France ; car le roi, le duc de Bourgogne et tous les seigneurs furent si chargés de ces dures nouvelles qu’ils eurent bien à entendre, à autre chose ; et aussi ils sentoient le duc de Milan grand et puissant et moult bien du roi Basaach de Turquie ; si ne l’osèrent courroucer.

CHAPITRE LV.

Comment le duc de Bourgogne et madame sa femme prenoient grand’diligence pour trouver manière pour la rédemption du comte de Nevers, leurs fils, et des autres prisonniers étants en Turquie.


Le duc de Bourgogne et sa femme visoient en toutes manières par quel pourchas et traité ils pourroient r’avoir leur fils. Bien savoient qu’il convenoit, avant qu’il issît de Turquie, en payer grand’finanee. Si restreignirent leur état pour épargner et assembler par toutes leurs terres grand’quantité d’or et d’argent, car sans ce moyen ne se pouvoient faire leurs besognes. Et acquirent de toutes parts amis, et par espécial marchands vénitiens, gennevois et hommes d’icelle sorte, car bien sentoient et connoissoient que par tels gens convenoit-il qu’ils fussent adressés. Le duc de Bourgogne pour ce temps se tenoit tout coi à Paris de-lez le roi son neveu, et lui remontroit souvent ses besognes. Le roi s’y inclinoit assez, car le duc son oncle avoit la greigneur partie du gouvernement du dit royaume, dont ses besognes devoient mieux valoir.

En ce temps avoit un marchand Lucquois à Paris, puissant homme et grand marchand, et auquel tous les faits d’autres Lombards[2] se rapportoient ; et étoit connu, à parler par raison, par tout le monde, là où marchands vont, viennent et hantent. Et celui marchand on nommoit Din de Responde ; et par lui se pouvoient faire toutes finances[3]. Et quoique en devant celle

  1. J’ai déjà remarqué que le moine anonyme de Saint-Denis, qui parait doué d’un esprit beaucoup plus philosophique qu’on ne le pouvait supposer alors à un clerc, et encore moins à un moine, justifie Valentine de Milan.

    « Que cette généreuse duchesse, dit-il, ait commis un si grand mal, c’est un fait dont aucun homme n’a jamais eu une seule preuve, et personne n’a le droit de la diffamer à ce sujet. Pour moi, je rejette entièrement cette accusation vulgaire de sortilège faite contre elle par des hommes qui se donnoient eux-mêmes comme sorciers et par d’autres hommes superstitieux, puisque les médecins, réunis aux théologiens, déclarent tout-à-fait nulle la puissance de ces prétendus maléfices, et qu’ils ajoutent que la véritable cause de l’infirmité du roi était l’excès des débauches de sa jeunesse. » (Manuscrit latin, n. 6194 de la Bibliothèque du Roi, page 292, verso.)

  2. On sait que les Lombards étaient alors les principaux marchands et banquiers de l’Europe.
  3. Les archives de Dijon contiennent l’original de l’état