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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

contre les nôtres. Je ne sais pourquoi nous avons trèves à eux ; car si la guerre fût ouverte, selon ce que notre querelle est belle, nous leur ferions bonne guerre ; et mieux présentement que oncques mais, car toute la fleur de la chevalerie et escuyerie de France est morte ou prise ; et si désirent ceux de celle contrée la guerre, car sans ce ils ne savent ni peuvent vivre, ni le séjour d’armes ne leur vaut néant. Et par Dieu, si je vis deux ans en bonne santé, la guerre sera renouvelée. Ni je n’y tiendrai jà trèves, ni répits, ni assurance ; car du temps passé les François ne nous en ont nuls tenus ; mais ont, tellement quellement, frauduleusement et cauteleusement, retollu les héritages de la duché d’Aquitaine qui jadis furent donnés et délivrés par bon traité de paix à monseigneur mon père, ainsi que plusieurs fois je leur ai dit et remontré aux parlemens, quand nous étions sur la marche en la frontière de Calais l’un contre l’autre. Mais ils me fleurissoient ces paroles si douces et si belles que toujours réchéoient-ils sur leurs pieds ; et si n’en pouvois être cru ni ouï du roi ni de mes frères. Et s’il y eût un bon chef à roi en Angleterre, qui désirât la guerre et son héritage recouvrer, lequel on lui a ôté et tollu cauteleusement et sans nul titre de raison, il trouveroit cent mille archers appareillés, et six mille hommes d’armes qui le suiveroient et qui très volontiers la mer passeroient, et leur corps et leurs chevances en le servant avantureroient. Mais nennil, pour le présent il n’y a point de roi en Angleterre qui veuille, désire ni aime les armes ; car si il y étoit, il se remontreroit. Ni oncques pour guerroyer il ne fit si bon en France comme aujourd’hui ; car si on y alloit, on seroit combattu. Et le peuple de ce pays, qui désire à avoir la bataille à plus grand et riche de lui, s’aventureroit hardiment pour la bonne et grasse dépouille qu’il en espèreroit avoir, ainsi que du temps passé nos gens ont eu, du temps du roi de bonne mémoire, mon père, et mon frère le prince de Galles. Je suis le dernier né de tous les enfans d’Angleterre, mais si je pouvois être cru et ouï, je serois le premier à renouveler les guerres et à recouvrer les torfaits lesquels on nous a faits et fait encore tous les jours, par la simplesse et la lâcheté de nous, et par espécial de notre chef le roi qui est allié par mariage à son adversaire. Ce n’est pas signe qu’il le veuille guerroyer. Nennil, il a le cul trop pesant ; il ne demande que le boire et le manger. Ce n’est pas la vie de gens d’armes qui veulent acquérir honneur par armes et travailler leur corps. Encore me souvient-il bien du dernier voyage que je fis en France ; je pouvois avoir en ma compagnie environ deux mille lances et huit mille archers. Nous passâmes parmi le royaume de France, de Calais mouvant tout au long et au travers ; et oncques ne trouvâmes à qui parler ni qui se voulsist ou osât à nous combattre. Aussi firent jadis messire Robert Canolle, messire Hue de Caverlé, Thomas de Grantson et Philippe Gifford. Et n’avoient pas si grand’charge de gens d’armes et d’archers que j’y menai ; et furent devant Paris ; et mandèrent la bataille au roi et n’en furent oncques répondus ; et chevauchèrent paisiblement jusques en Bretagne. Autant bien chevauchèrent tout au long du royaume de France, mouvant de Calais et venant jusques à Bordeaux sur Gironde. Oncques ils n’eurent bataille ni rencontre. Je me fais fort, qui feroit maintenant tel voyage, il seroit combattu ; car celui qui se dit et escript roi est jeune, chaud et de grand’volonté ; si nous combattroit, à quelle fin qu’il en dût venir. Et c’est tout tant que nous désirons et devons désirer, vouloir et aimer, que la bataille ; car si ce n’est par batailles et victoires sur les François qui sont riches, nous n’aurons jà recouvrance ; mais languirons, comme nous faisons et avons fait depuis que mon nepveu fut roi d’Angleterre. Celle chose ne peut longuement durer ainsi, que le pays ne s’en aperçoive et dueille, car il prend et lève grandes tailles sur les marchands qui mal s’en contentent, et ne sait-on que tout devient. Voir est qu’il donne aux uns et aux autres lourdement et largement, là où il est mal assis et employé, et son peuple le compare. Dont on verra de brief une grand’rebellion en ce pays, car le peuple commence jà à parler et à murmurer en ce pays, que telles choses ils ne veulent plus souffrir ni porter. Il donne à entendre, pour la cause de ce que trèves sont présentement entre France et Angleterre, qu’il veut faire un voyage en Irlande et là employer ses gens d’armes et archers ; et jà y a-t-il été et petit conquêté, car Irlande n’est pas terre de conquête ni de profit. Irlandois sont povres et méchans gens, et ont un très povre