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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

valier messire Enguerran, sire de Coucy, comte de Soissons, et moult grand seigneur en France ; et ne put oncques messire Robert d’Esne, qui étoit envoyé devers lui de par la dame de Coucy, parvenir jusques à lui qu’il ne fût sur son chemin signifié de sa mort ; et lui fut dit à Vienne en Osteriche. Si retourna sur ces nouvelles en France, et les signifia à aucuns du lignage du seigneur de Coucy, non à la dame de Coucy ; ni point ne se montra si très tôt à elle jusques à tant que le chastelain de Saint-Gobain y fut envoyé pour querre le corps, lequel étoit embaumé, et apporté en France et recueilli, en l’abbaye de Nogent emprès Coucy, de la duchesse de Bar, de l’évêque de Laon et de plusieurs abbés. Et là fut, et est, le gentil chevalier ensepveli ; et ainsi fina l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et dix sept.

Vous devez savoir que le roi de France et le duc de Bourgogne pensoient diligemment comment ils pourroient alléger la prison de leurs amis, lesquels étoient au danger de l’Amorath-Baquin en Turquie et n’étoit jour qu’ils n’en parlassent ensemble. Et moult souvent sire Din de Responde étoit à leurs consaux et parlemens ; et disoit bien que marchands vénitiens et gennevois pouvoient à ce faire fort valoir et aider, car par leurs marchandises, dont toutes gens s’étoffent et gouvernent, ils peuvent aller partout et savoir par autres marchands le convenant des Turcs, des Tartres, et des Perses ; et les ports et passages des rois et des soudans mescréans. Et par espécial au Caire, en Alexandrie, à Damas, en Antioche, et ès grosses et puissantes cités et villes des Sarrasins ils ont leurs voyes et retour et domiciles ; et marchandent là les Chrétiens aux Sarrasins, et prennent et échangent l’un à l’autre débonnairement leurs marchandises. Si acquéroient le roi de France et le duc de Bourgogne de toutes parts amis, moyens et bienveillans ; et n’avoient nul talent ni désir de guerroyer le duc de Milan, car ils avoient entendu qu’il étoit bien du dit Amorath.

D’autre part trop bien savoit le roi Jacques de Chypre[1] que, si il pouvoit tant faire par aucune voie devers l’Amorath, qu’il l’amolliât de sa fureur, afin qu’il voulsist descendre à amiable composition des seigneurs de France qu’il tenoit en prison, par quoi ils eussent courtoise issue et délivrance, il serviroit bien à gré le roi de France et le duc de Bourgogne et les François. De quoi le roi de Chypre, pour eux complaire sans lui épargner, fit faire et ouvrer une nef de fin or très noble et riche, et étoit bien du prix et valeur de dix mille ducats ; laquelle nef il envoya en présent à l’Amorath-Baquin par ses chevaliers ; et étoit la dite nef d’or tant belle et bien ouvrée que grand plaisir étoit à regarder. Et la reçut et recueillit le dit Amorath à grand gré, et remanda au roi de Chypre que il lui feroit valoir au double en amour et courtoisie ; et ainsi rapportèrent les chevaliers qui le présent avoient fait au roi leur seigneur. Et tout ce fut tantôt sçu en France devers le roi et le duc de Bourgogne par autres marchands qui en escripsoient à sire Din de Responde, afin qu’il en fût renommé devers le roi, le duc de Bourgogne et les seigneurs. Et bien avoit cause ce roi Jacques du faire, car il se tenoit en doute trop grandement du roi de France et des royaux pour cause de ce qu’il fit occire et murtrir de nuit son frère le vaillant roi Pierre[2] qui tant gréva les Sarrasins et qui prit Satalie et Alexandrie ; et le doutoient plus Turcs et Sarrasins que nuls rois et empereurs chrétiens, par les grandes et vaillantes entreprises qui au dit roi étoient. Et quoique Jacques eût ainsi fait, et que à ce il eût été présent, grandement s’en repentoit et se réputoit avoir trop forfait. Et le fait et délit du roi Pierre accompli, il n’osa demeurer au royaume de Chypre, car les Chrétiens l’eussent occis honteusement sans merci ; mais entra tantôt en une gallée de Gennèves laquelle émit au port de Nicosie là où le vice fut fait, et s’équipa en mer avecques les Gennevois marchands auxquels la gallée étoit, et vint en la cité de Gennèves et se sauva ; et le recueillirent les Gennevois[3] ; et veulent aucunes gens dire que ce

  1. Jacques de Lusignan, oncle du roi Pierrin, son prédécesseur.
  2. Ce fut le prince de Galilée, frère cadet du sénéchal Jacques, et non le prince Jacques, qui eut part à l’assassinat du roi Pierre, leur frère.
  3. Les Génois avaient d’abord demandé Jacques et Hugue de Lusignan, fils du prince de Galilée, comme otages et nantissement de la somme qu’ils réclamaient du roi Pierrin de Chypre. Le sénéchal, leur oncle, fut aussi demandé comme otage, et il consentit à tenir prison dans la ville