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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Burse en Turquie pour faire compagnie au comte de Nevers et aux barons de France. Il consentit assez qu’ils eussent son bon congé ; et leur fut donné à entendre, par ceux qui le plus leur administroient, ce qu’il leur besognoit ; ils le firent. Quand ce vint au congé prendre, le comte de Nevers et les barons de France se mirent tous ensemble, et s’en vinrent bien et en point ainsi qu’ils le sçurent faire, devant l’Amorath, et prirent tous congé à lui, et le remercièrent de ses bienfaits et de ses courtoisies. Le dit Amorath parla au comte de Nevers par la bouche d’un latinier qui transportoit la parole et dit ainsi : « Jean, je sais assez et suis bien informé que tu es en ton pays un grand seigneur et fils de grand seigneur. Tu es jeune et à venir, et pourras ou peux espoir prendre et recueillir en blâme et en vergogne ce qu’il t’est ainsi avenu en ta première chevalerie, et que volontiers, pour étouffer ce blâme et recouvrer ton honneur, tu assemblerois puissance pour venir sur moi et donner bataille. Si je faisois doute et si je voulois, avant ta délivrance, je te ferois jurer sur ta foi et sur ta loi que jamais tu ne t’armerois contre moi, ni tous ceux qui sont en ta compagnie. Mais nennil ; ce serment à toi ni à eux ne ferai-je pas faire. Mais veuil, quand tu seras venu et retourné par de là, et il te vient à plaisance que tu assembles ta puissance et viens contre moi, tu me trouveras toujours tout prêt à toi et tes gens recueillir sur les champs par bataille. Et ce que je te dis, dis le ainsi à tous ceux auxquels tu auras plaisance de parler, car à ce suis-je né, pour faire armes toujours et conquêter avant. »

Ces hautes paroles et retables entendit bien le comte de Nevers, et aussi firent tous ceux qui en sa compagnie étoient, et bien leur en souvint depuis tant qu’ils vesquirent.

Depuis ces paroles et le congé pris, toute leur affaire étoit ordonnée ; et bien savoient quelle chose ils devoient faire. Si se départirent de l’Amorath ; et furent les seigneurs de France, de là où le roi étoit, aconvoyés d’Alibasaach et du Sourbasaach[1] à grands gens, et rendus et délivrés aux seigneurs de Mathelin et d’Abyde, et à ceux qui étoient cause de leur délivrance. Et quand les gallées furent prêtes, tous entrèrent dedans, ceux qui partir devoient ; et avant leur département partout fut compté, payé et fait ; tant que on leur portoit, en la ville de Burse et ailleurs où ils avoient conversé, bonne grâce. Quand ils furent ès gallées et qu’elles se désancrèrent, les gens de l’Amorath se départirent et retournèrent devers le roi, et les gallées de Mathelin tant exploitèrent par mer qu’elles vinrent à port. Si furent le comte de Nevers et tous les seigneurs de France reçus à grand’joie.

La dame de Mathelin, femme au dit seigneur, étoit moult révérente, et savoit d’amour tout ce que on en peut savoir, et étoit dame pourvue et garnie sur toutes autres tant qu’en la contrée de Grèce ; car de jeunesse elle avoit été nourrie et introduite en l’hôtel de l’emperière de Constantinople madame Marie de Bourbon[2]. Si y avoit grandement appris et retenu, car en France tous seigneurs et toutes dames sont trop plus honorables et mieux pourvus qu’en nulle autre terre. Si se tint la dite dame à bien parée et honorée, quand elle vit venir en son hôtel le comte de Nevers, messire Henry de Bar, messire Guy de la Trémoille, et tous les autres ; et en fut moult réjouie ; et les recueillit joyeusement et doucement ; et se ordonna de tous points à leur faire plaisir. Et premièrement elle revêtit tous les seigneurs de France et rafreschit, et renouvela de nouveaux draps-linges et de robes et vêtures de fin draps de Damas, selon l’ordonnance et coutume de Grèce ; et après tous les serviteurs des seigneurs, chacun selon son état, de degré en degré ; et le fit la dame pleinement et bonnement sans rien épargner. De quoi les seigneurs lui sçurent bon gré et dirent grand bien d’elle, en recommandant son état et ordonnance, et aussi du bon seigneur de Mathelin et du seigneur d’Abyde qui les honoroient tant qu’ils pouvoient et leur administroient toutes leurs nécessités.

Nouvelles certaines vinrent en l’île de Rhodes que le comte de Nevers et les seigneurs de France étoient délivrés de tous points du roi Basaach et jà venus à Mathelin où ils se tenoient ; desquelles nouvelles le grand prieur de Rhodes et tous les seigneurs furent grandement réjouis. Donc fut avisé et regardé entre eux qu’ils fe-

  1. Ce sont ceux qu’il a déjà désignés comme fils de Bajazet.
  2. J’ai déjà relevé cette erreur.