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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

revinrent en place ; je vous dirai quelles. Je ne sais, ni savoir ne le puis fors que par la connoissance de lui, si il étoit tel que il se jugea et dit : que il avoit été un grand temps hérétique et fait une moult merveilleuse chose et infortuneuse. Selon ce que je fus informé, on vint de nuit à Betisac pour le effrayer, et lui fut dit : « Betisac, vos besognes sont en trop dur parti ; le roi de France, son frère et le duc de Bourbon son oncle vous ont accueilli mortellement, car ils sont venus sur vous tant de plaintes diverses, de divers lieux, des oppressions que vous avez faites pardeça au temps que vous avez gouverné Languedoc, que tous vous jugent à pendre, ni vous ne pouvez passer pour votre chevance. On l’a offert au roi ; mais le roi, qui vous hait mortellement, a répondu que votre chevance est sienne et le corps aussi, et ne serez point longuement gardé ; nous le vous disons bien, car demain du jour on vous délivrera ; et supposons bien, par les apparences que nous en véons et avons vu, que vous serez jugé à mort. » Cette parole effraya trop grandement Betisac, et dit à ceux qui parloient à lui : « Ha ! Sainte-Marie ! Et est-il nul conseil qui y pût pourvoir ? » — « Oui, répondirent-ils ; de matin dites que vous voulez parler au conseil du roi ; ils viendront parler à vous, ou ils vous manderont. Quand vous serez en leur présence, vous leur direz : « Messeigneurs, je tiens Dieu avoir courroucé trop grandement, et pour le courroux que Dieu a sur moi me sourd cel esclandre. » On vous demandera en quoi ; vous répondrez que vous avez un grand temps erré contre la foi et que vous êtes hérite et tenez bien cette opinion. L’évêque de Beziers, quand il vous orra parler, vous chalengera et voudra avoir : vous serez délivré incontinent devers lui, car tels cas appartiennent à être éclaircis par l’Église. On vous envoyera en Avignon devers le pape. Vous venu en Avignon, nul ne se fera partie à l’encontre de vous, pour la doutance de monseigneur de Berry ; ni le pape ne l’oseroit courroucer. Par ce moyen que nous vous disons, aurez-vous votre délivrance, et ne perdrez ni corps ni chevanche. Mais si vous demeurez en l’état où vous êtes, sans issir jà du jour de demain, vous serez pendu, car le roi vous hait pour l’esclamasse du peuple dont vous êtes trop fort accueilli. »

Betisac, qui se confia sur cette fausse parole et information, car qui est en danger et en péril de mort il ne sait que faire, répondit : « Vous êtes mes bons amis qui loyaument me conseillez, et Dieu le vous puisse mérir, et encore viendra le temps que je vous remercierai grandement. » Cils se départirent, Betisac demeura.

Quand ce vint au matin, il appela le geôlier qui le gardoit, et lui dit : « Mon ami, je vous prie que vous allez quérir ou envoyez quérir tels et tels qu’il lui nomma, et lesquels étoient informateurs et inquisiteurs sur lui. » Il répondit : « Volontiers. » Ils furent signifiés que Betisac les demandoit en prison. Les informateurs vinrent, qui jà savoient espoir bien quelle chose Betisac vouloit ou devoit dire. Quand ils furent en la présence de Betisac, ils lui demandèrent : « Que voulez-vous dire ? » Il répondit et dit ainsi : « Beaux seigneurs, je ai regardé à mes besognes et en ma conscience. Je tiens grandement avoir Dieu courroucé ; car jà de long-temps ai erré contre la foi ; et ne puis croire que il soit rien de la Trinité, ni que le fils de Dieu se daignât oncques tant abaisser que il vînt des cieux descendre en corps humain de femme ; et crois et dis que quand nous mourons qu’il n’est riens d’âme. » — « Ha, Sainte-Marie ! Betisac, répondirent les informateurs, vous errez contre l’Église trop grandement. Vos paroles demandent le feu ; avisez-vous. » — « Je ne sais, dit Betisac, que mes paroles demandent, ou feu ou eau, mais j’ai tenu cette opinion depuis que j’ai eu connoissance, et la tiendrai toujours jusques à la fin. » Les informateurs n’en vouldrent pour le présent plus ouïr ; et furent espoir tout joyeux de ces paroles ; et commandèrent très étroitement au geôlier qu’il ne laissât homme ni femme parler à lui, afin que il ne fût retourné de son opinion ; et s’en vinrent devers le conseil du roi et leur recordèrent ces nouvelles. Quand ils les eurent ouïes, ils allèrent devers le roi, qui étoit en sa chambre et se levoit. Si lui dirent toute l’ordonnance de Betisac ainsi que vous avez ouï. Le roi en fut moult émerveillé et dit : « Nous voulons qu’il meure ; c’est un mauvais homme, il est hérite et larron. Nous voulons qu’il soit ars et pendu, si aura le guerdon de ses mérites ; ni jà, pour bel oncle de Berry, il n’en sera excusé ni déporté. »

Ces nouvelles s’épandirent parmi la cité de Beziers et en plusieurs lieux que Betisac avoit dit