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LIVRE IV.

reurs on prenoit en leurs maisons blés, avoines, bœufs, vaches, porcs, moutons et brebis, et n’en osoient les bonnes gens parler ; et se commencèrent ces mesfaits grandement à multiplier. Et tant que les regrets et lamentations en furent par toute Angleterre où ces mesfaits se faisoient. Et disoient les bonnes gens : « Le temps nous est bien mué de bien en mal depuis la mort du bon roi Édouard de bonne mémoire. Justice étoit tenue et gardée grandement et suffisamment de son temps. Il n’étoit homme, tant fût hardi, qui osât prendre en Angleterre une poule ni un mouton sans payer. Et pour le présent on nous ôte le nôtre de fait, et n’en osons parler. Celle chose ne se peut longuement tenir en cel état, que Angleterre ne soit perdue toute sans recouvrer ; car nul ne va au devant ni n’avons point de roi qui rien vaille. Il n’entend que à toutes oyseusetés et ses plaisances accomplir, et n’a cure, à ce qu’il montre, comme les choses voisent, mais que sa volonté soit faite. Il y faut pourvoir, ou nos ennemis et malveillans seront réjouis de nous. Jà a ce roi Richard mis et envoyé son frère à Calais, le comte de Hostidonne. Il n’y auroit que faire que par lui se pourroient faire aucuns couverts et mauvais traités devers les François, et rendre Calais qui tant est propice et nécessaire au royaume d’Angleterre. Et si le cas avenoit que Calais fût rendue aux François, oncques gens ne furent plus ébahis ni déconfits que Anglois seroient ; et à bonne cause, car ils auroient perdu les clefs du royaume de France. »

Ainsi se multiplioient lamentations et paroles en plusieurs contrées d’Angleterre ; et venoient les prélats et riches hommes demeurer à Londres pour être mieux assurés. De ce meschef étoient tous réjouis ceux des lignages lesquels le roi Richard avoit fait mourir et envoyer en exil, et n’attendoient autre chose que plus grand meschef encore survînt. Les citoyens de Londres qui sont riches et puissans, et qui vivent le plus des marchandises qui courent par mer et par terre, et ont appris à tenir grand état sur ce, et par lesquels tout le royaume d’Angleterre s’ordonne et gouverne, ni tout le demeurant du pays n’en pourroient ni oseroient faire autre chose, considérèrent celle affaire, et virent bien que trop grand meschef étoit apparent de venir soudainement en Angleterre si on n’y pourvéoit, ainsi que jadis ils y pourvurent eux tant seulement sur le roi Édouard[1] et le seigneur Despensier, qui avoient mis hors d’Angleterre la roine Isabel et Édouard son fils, et les vouloient détruire, et ne savoient cause pourquoi ; et furent exempts et hors du royaume d’Angleterre plus de trois ans ; et en la fin les Londriens, quand ils virent que ce roi Édouard se més-usoit et étoit tout assotté[2] sur messire Hue le Despensier, ils y pourvéirent, car ils mandèrent tout secrètement à la roine Isabel que, si elle pouvoit tant faire qu’elle eût troits cents armures de fer, elle venist en Angleterre, et elle trouveroit les Londriens et la plus saine partie des hommes des cités et villes d’Angleterre, et aussi chevaliers et écuyers, qui la recueilleroient et mettroient en possession du royaume d’Angleterre. La dame trouva messire Jean de Hainaut[3], seigneur de Beaumont et de Chimay, et frère pour ce temps au comte Guillaume de Hainaut, qui de grand’volonté, par amour et par pitié, emprit le voyage à faire, et à remener la roine et son fils ; et pria tant de chevaliers et escuyers qu’ils furent quatre cents armures de fer ; et arrivèrent en Angleterre sur le confort des Londriens, lesquels leur aidèrent leur fait à achever ; car sans leur aide et puissance ils ne fussent jamais venus au-dessus de leur emprise. Et fut le roi Édouard pris au chastel de Bristol et mis en prison au chastel de Bercler, et là mourut ; et furent tous morts et exécutés crueusement qui for-conseillé l’avoient ; et le jeune Édouard, au quatorzième an de son âge, couronné à roi d’Angleterre au palais de Westmoustier. De tout ce souvenoit-il bien aux Londriens, car les enfans qui hommes étoient, l’avoient ouï recorder à leurs pères, et les plusieurs le trouvoient par escript ès escriptures de ce temps. Si disoient l’un à l’autre secrètement : « Nos pères et ancesseurs de bonne mémoire pourvurent jadis aux grands meschefs lesquels étoient apparens en Angleterre ; et oncques ne furent si grands comme ils apparent pour le présent, car qui laissera faire ses volontés et convenir ce méchant roi Richard de Bordeaux, il honnira tout ; ni oncques depuis qu’il fut, ni bien ni prospérité ne advinrent au royaume d’Angleterre, ainsi comme ils faisoient endevant, ni

  1. Édouard II.
  2. Épris d’amour.
  3. Voyez ces détails dans le Ier livre de Froissart.