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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

CHAPITRE LXXXI.

Comment le roi de France mit sus une grosse armée pour envoyer sur les frontières d’Angleterre.


Quand ce vint sur la Pâques, que on compta l’an mil quatre cents, le roi de France, son frère, leurs oncles et leurs consaux entendirent que les Anglois gens d’armes et archers passoient la mer et se boutoient devant Calais et dedant Guynes, Ham, Oye, Melch et Bavelinghen, et pourvéoient grandement les lieux. Si fut fait un commandement partout le royaume de France à tous chevaliers et écuyers, que tous fussent pourvus pour monter à cheval et aller là où on les voudroit mener et envoyer. Tous se pourvéirent, et par espécial sur la frontière de Boulogne et de Guynes et toute la marine.

En ce temps trépassa de ce siècle le duc Jean de Bretagne, et demeurèrent de lui deux fils et une fille. L’ains-né fils, hoir de Bretagne, avoit pleigé et fiancé pour sa mouiller[1] à être au temps avenir la fille seconde du roi de France, car il ne put avoir la première, pour la cause de ce qu’elle fut mariée en Angleterre, ainsi que vous savez. Si lui avoit-on promis, et en furent les traités du mariage faits à Tours en Touraine ; mais pour marier la dite fille plus richement à l’avis du roi et de son conseil, on la démaria de l’hoir de Bretagne, et fut mariée en Angleterre ; dont plusieurs seigneurs en France dirent, quand le cas fut avenu, que jà bien n’en viendroit.

Le duc de Bretagne mort, conseillé fut et avisé au conseil de France que le duc d’Orléans atout gens d’armes s’avaleroit sur les frontières de Bretagne pour parler aux Bretons et aux consaux des cités et bonnes villes de Bretagne, à savoir comment ils se voudroient maintenir de leur hoir ; et leur requerroit qu’on lui délivrât ; si l’amèneroit en l’hôtel de France.

Sur ce conseil et avis exploita le duc d’Orléans. Et fit son mandement grand assez par raison ; et s’en vint à Pont-Orson et s’arrêta ; et signifia sa venue, et ce pourquoi il étoit venu, aux barons de Bretagne. Ils s’assemblèrent, les prélats barons et consaux des cités et bonnes villes, et eurent grands parlemens ensemble ; et furent envoyés les consaux ensemble des trois états à Pont-Orson, parler au duc qui leur fit la requête dessus dite. Ils étoient avisés et conseillés de répondre. Si répondirent, et tous d’une suite, que leur jeune seigneur et hoir de Bretagne ils le garderoient et tiendroient de-lez eux, tant qu’il auroit son âge ; et lui à âge, ils l’amèneroient en France et lui feroient faire hommage au roi, ainsi comme il appartenoit ; et de ce faire et de le garder ils s’obligeroient eux et leurs terres. Le duc d’Orléans, quand il vit qu’il n’en auroit autre chose, prit l’obligation des plus grands barons de Bretagne à ceux qui la charge avoient de la garde, et pour le livrer à son naturel seigneur le roi de France quand l’enfant auroit son âge. Ces lettres escriptes et scellées, le duc d’Orléans les prît en consigne devers lui, et puis prit congé aux dits barons de Bretagne, et se départit de Pont-Orson et retourna en France ; et recorda au roi son frère comment il avoit exploité.

Il fut sçu en Angleterre que au commandement du roi de France et de son conseil les François se pourvéoient moult fort, et garnissoient cités, bonnes villes et chastels sur les frontières de Picardie, et avoient clos la rivière de Somme par telle manière que nulles marchandises, blés, avoines ni chose qu’il appartint aller en Angleterre, ne passoient point Abbeville ; ni les marchands d’Angleterre qui souloient aller en France et marchander aux François ne se osoient voir en France, ni les marchands françois en Angleterre. Mais étoient les frontières, tant de France comme de Guynes et Calais en ruine[2] ; mais point ne couroient encore l’un sur l’autre, car point n’en avoient encore de commandement. Et fut dit au roi et à son conseil : « Avisez-vous, car les François montrent que ils veulent la guerre, et font grandes pourvéances de navire à Harfleur ; et en doivent être capitaines le comte de Saint-Pol et messire Charles de la Breth ; et si les comtes de Hostidonne, de Salsebéry et tous ceux qui sont morts fussent en vie, on suppose que les François eussent passé la mer ; et avoient jà grandes alliances en Angleterre. » Si fut dit au roi : « Sire, tant que Richard de Bordeaux vive, vous ni le pays ne serez à sûr état. » Répondit le roi : « Je crois que vous dites vérité ; mais tant que à moi je ne le ferai jà mourir, car je l’ai pris sus. Si lui tiendrai son

  1. Femme.
  2. Querelle.