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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tout noir[1] ; et étoient quatre chevaux tous noirs attelés au char, et deux varlets vêtus qui les chevaux menoient, et quatre chevaliers venant derrière vêtus de noir suivoient le char ; et se départit ainsi de la Tour de Londres où mort étoit[2], et fut amené tout au long de Londres et tout le petit pas jusques en la grand’rue de Cep, où tout le retour de Londres est ; et là en-mi la rue s’arrêtèrent le char, les charretiers et les chevaliers ; et y furent deux heures ; et vinrent plus de vingt mille personnes, hommes et femmes, voir le roi Richard qui là gisoit, le chef sur un noir oreiller à viaire découvert[3]. Les aucuns en avoient pitié qui le véoient en cel état, et les autres non, et disoient que la mort, et de grand temps, il avoit bien acquis.

Or considérez seigneurs, rois, ducs, comtes, prélats, et toutes gens de lignage et de puissance, comment les fortunes de ce monde sont merveilleuses et tournent diversement. Le roi Richard régna roi d’Angleterre vingt deux ans en grand’prospérité, tant que de tenir états et seigneuries ; car il n’y eut oncques roi en Angleterre qui dépendît autant, à cent mil florins par an pour son hôtel seulement et son état tenir, que fit le roi Richard de Bordeaux. Car moi, Jean Froissart, chanoine et trésorier de Chimay, le vis et considérai, et fus un quart d’an en son hôtel ; et me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma jeunesse j’avois été clerc et familier au noble roi Édouard, son tayon, et à madame Philippe de Hainaut, roine d’Angleterre, sa taye ; et quand je me départis de lui, ce fut à Windesore, à prendre congé, il me fit par un sien chevalier, lequel on nommoit messire Jean Bouloufre, donner un gobelet d’argent doré d’or, pesant deux marcs largement, et dedans cent nobles ; dont je valus mieux depuis tout mon vivant[4]. Et suis moult tenu à prier

    mença à dire à ses complices : « Ha, ha, faulce ribaudaille, nous eschappera-t-il ! avant, avant, deffendez-vous. » Et en ce disant il sailli sur le banc où le roi Richard avoit usaige de seoir quant il prenoit sa reffection du disner et du soupper, sa hache en sa main, de laquelle il fery le roy qui reculloit pour mieulx avoir sa voilée de son baston, par derrière en la teste. Si qu’il le fist tomber contre terre sur le pavement. Et à voir dire c’est merveille comment le dit roy peut tant durer contre eulx, veu qu’il n’estoit point armé ; mais il fault dire que c’estoit un des fors hommes et puissants, courageux et hardis de tout le royaume d’Angleterre.

    « Tantost que le roy fut ainsi abatu par terre que vous avez oy, il fut qui lui redonna encore un coup, duquel il mourut tout prestement sans avoir autre confession, dont ce fut dommaige et pitié. Et qui en dit autrement il ne dit pas vérité, car par la révélation de ceulx mesmes qui furent à sa mort il a esté sceu et révélé.

    « Touteffoiz l’oppinion de ceulx d’Angleterre est que lui mesmes se laissa mourir de faim, pour la très grant douleur que il avoit de ce que il estoit ainsi trahy, et aussy de la mort de son frère, car il jura que jamais ne mengeroit. Et quant le roy Henry le sceut, il y envoia aucuns prelatz ausquelz il se confessa, lesquelz lui enjoingnirent que il mengeast ; mais quant il cuida mengier il ne peut ; si le convint ainsi mourir. Et j’ay tenu aucunes escriptures, lesquelles disoient que il mourut par force et raige de fain que les Anglois lui firent souffrir et que lui mesmes mengea une partie de ses mains et de ses bras.

    « Néanmoins, comment que il en soit advenu, touttefoiz mourut-il pitieusement et mal à l’honneur des Anglois. Dieu lui face vray mercy, et à tous autres nobles qui pour l’amour de lui eurent moult à souffrir ! Car je croy que s’il eust esté informé de sa mort, quant il cronisa la cronique de sa vie il ne l’eust jà mis en scilence.

    * J’ai placé dans ma collection le poëme écrit par ce Creton sur la mort de Richard II.

    M. Gough, qui a examiné son crâne il y a peu d’années (Sepulcral monuments, ii, p. 1637), n’y a trouvé aucune marque de violence.

  1. Le bandequin est une sorte d’étoffe.
  2. Son corps fut apporté à Londres du château de Pontefract où il avait demandé à être transporté et où il était mort.
  3. Ce récit et le rapport que vient de faire, il y a peu de temps, M. Gough qui a visité son crâne, pourraient faire penser qu’il n’est pas mort, comme on le disait alors, de la main de sir Pierre Exton, ou du moins par une lésion du crâne.
  4. Je trouve dans les Fœdera de Rymer, à l’an 1399, que le poète Chaucer eut également part aux faveurs de Richard. Voici les deux pièces qui furent délivrées à Chaucer sur sa demande, l’an 1399, la première année du règne d’Henri IV :

    Rex omnibus, etc.

    Constat nobis per inspectionem Rotulorum Cancellariæ domini Ricardi nuper regis Angliæ secundi, post conquestum quod idem nuper rex litteras suas patentes fieri fecit in hæc verba.

    Ricardus, etc.

    Sciatis quod de gratiâ nostrâ speciali et pro bono servitio quod delectus armiger noster Galfridus Chaucer nobis impendit et impendet in futurum, concessimus eidem Galfrido viginti libras percipiendas singulis annis ad Scaccarium nostrum, ad terminas Paschæ et sancti Michaelis, per æquales portiones, ad totam vitam suam.

    In hujus rei testimonium, etc.

    Teste me ipso apud West-monasterium, vicesimo octavo die februarii, anno regni nostri decimo septimo (environ 1394).

    Constat etiam nobis, etc.

    Ricardus, etc.

    Sciatis quod de gratiâ nostrâ speciali concessimus dilecto armigero nostro Galfrido unum dolium vini, percipiendum singulis annis, durante vitâ suâ, in portu civi-