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LIVRE IV.

de lui, et envis escripsis de sa mort, mais pourtant que j’ai dicté, ordonné et augmenté à mon loyal pouvoir celle histoire, je l’escripsis pour donner connoissance quel chose il devint.

En mon temps je vis deux choses qui furent véritables, quoique elles convertirent en grand différend. À savoir est, que j’étois en la cité de Bordeaux, et séant à table, quand le roi Richard fut né ; lequel vint au monde par un mercredi, sur le point de dix heures. Et à celle heure que je dis, vint messire Richard de Pont-Chardon, maréchal, pour ce temps, d’Aquitaine, et me dit : « Froissart, escripsez et mettez en mémoire que madame la princesse est accouchée d’un beau fils, qui est venu au monde au jour des Rois ; et si est fils de roi, car son père est roi de Galice ; le roi Dam Piètre lui a donné, et s’en va son père conquérir le dit royaume. Et si vient l’enfant de royale lignée. Si que par raison il sera encore roi. » Le gentil chevalier de Pont-Chardon ne mentit pas, car il fut roi d’Angleterre vingt-deux ans ; mais au jour qu’il me dit ces paroles il ne savoit pas la conclusion de sa vie quelle elle seroit ; et ce sont choses à imaginer et sur lesquelles j’ai moult pensé depuis. Car le premier an que je vins en Angleterre et au service du noble roi Édouard et de la noble roine Philippe et tous leurs enfans, qui pour lors avoient été à Berquamestede, un manoir du prince de Galles séant outre Londres trente milles, et pour prendre congé au prince et à la princesse qui s’en devoient aller en Aquitaine, ainsi qu’ils firent, là ouïs dire un ancien chevalier, qui se nommoit messire Betremieus de Bruwes, qui parloit et devisoit aux damoiselles de la roine, lesquelles étoient de Hainaut, et disoit ainsi : « Nous avons un livre en ce pays qui s’appelle le Brut[1] ; et devise que jà le prince de Galles, ains-né fils du roi, ni le duc de Clarence, ni le duc de Lancastre, ni le duc d’Yorch, ni le duc de Glocestre ne seront point rois d’Angleterre ; mais retournera le royaume en l’hôtel de Lancastre[2]. » Or dis-je, moi auteur de celle histoire, considérant toutes ces choses que les deux chevaliers, c’est à savoir messire Richard de Pont-Chardon et messire Betremieus[3] de Bruwes eurent chacun raison ; car je vis, et aussi fit tout le monde, Richard de Bordeaux vingt-deux ans roi d’Angleterre ; et lui vivant, retourner et venir la couronne d’Angleterre en l’hôtel de Lancastre. Ce fut quand le roi Henry, par les conditions dessus dites, fut roi d’Angleterre. Et point ne pensoit à la couronne ni n’eût pensé, si Richard se fût porté familièrement et amiablement devers lui ; et encore le firent les Londriens roi pour eschever les grands dommages de lui et de ses enfans, dont les Londriens eurent pitié.

Quand le char, et Richard de Bordeaux sus, eut été en Cep plus de deux heures, il se partit de là ; et charièrent les chartiers avant, et les chevaliers tous quatre derrière. Quand ils furent au dehors de Londres, les quatre chevaliers montèrent à cheval, car là ils trouvèrent leurs varlets ; et puis cheminèrent fort avant, et firent tant qu’ils vinrent en un village où il y a le manoir du roi et de la roine que on dit l’Anglée[4] ; et siéd à trente milles de Londres. Là est le roi Richard de Bordeaux enseveli. Dieu lui fasse merci à l’âme.

Nouvelles s’épartirent partout que le roi Richard étoit mort. On n’en attendoit autre chose ; car bien pouvoient savoir et concevoir toutes gens que jamais du chastel de Londres ne istroit en vie. Sa mort fut celée et couverte tant que à la roine sa femme ; et fut ordonné et commandé que point ne lui seroit dit encore. Celle ordonnance fut tenue un grand temps bien et sagement.

De toutes ces avenues étoient-ils assez informés en France, et n’attendoient autre chose, chevaliers et écuyers qui la guerre désiroient,

    tatis nostræ. Londoniæ per manus capitalis Pincernæ nostri pro tempore existentis.

    In cujus rei testimonium, etc.

    Teste me ipso apud Westmonasterium tertio decimo die octobris, anno regni nostri vicesimo secundo (1398).

    Nos pro eo quod idem Galfridus Chaucer nobis in Cancellariâ nostrâ personnaliter constitutus sacramentum præstitit corporale, etc.

    Teste rege apud Westmonesterium, 18 die octobris 1399.

  1. Le roman de Brut, par Robert Wace.
  2. Froissart a déjà raconté ce fait dans un chapitre précédent. Il n’est pas besoin de dire que les prophéties en question n’étaient pas aussi clairement exprimées dans les livres de Merlin qu’elles le sont ici après coup. Tout était figuré, et par exemple on y trouvait Richard personnifié dans l’âne prophète de Merlin.
  3. Johnes l’appelle Barthe Comers, au lieu de Betremieus, qui signifie Barthélémy. Le vrai nom est Barthelemy Burghersh.
  4. Langley.