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D’UNE PARTIE DU PREMIER LIVRE.

pensa et doubta fort qu’elle ne pourcachast ce qu’elle faisoit, et que s’elle revenoit à force en Engleterre, que il n’en fust destruis. Si s’avisa que, s’il povoit, que par dons d’or et d’argent et de joiaux, il deceveroit le roy de France et son conseil, adfin qu’il ne confortaissent la dite roynne ne qu’il ne lui fesissent aucun contraire. Et quist messagiers souffisans soutils et bien afaitiés ; si leur querqua pluiseurs lettres et joiaux, avec or et argent à grant plenté ; et tant fist en brief terme que le roy et tout son conseil furent aussi froit de la dame aidier, comme ils en avoient eu grant désir et volenté. Et brisa le roy propre tout cel voyage, et deffendy, sur à perdre le royalme, que nuls ne s’en mesist. Dont pluiseurs chevaliers furent moult courrouchiés, car il avoient grant desir d’aidier à la dame ; et moult s’esmervillèrent comment le roy pooit estre en sy peu de temps retournés ; et murmurèrent fort par le pays qu’il estoit decheus par or et par argent qui d’Engleterre lui estoit venu. Encore vous diray de quoy celui messire Hue s’apensa. Quant il se perchut à plain qu’il n’avoit garde que François venissent oultre, pour mieulx florir son fait, et adfin que la royne euist aucune renommée de mesfait ou de tort, il consilla le roy d’Engleterre qu’il escripsist au Saint Père le pappe, en suppliant bien acertes qu’il mandast au roy de France que il lui volsist renvoier sa femme, car il s’en voloit aquiter à Dieu et au monde. Et monstroit que ce n’estoit point sa coulpe qu’elle s’estoit partie de luy ne du pays, car il lui voloit faire toute loyalté, telle c’on doit en mariage. Et avec toutes ces lettres, en luy escusant, il envoia plenté d’or et d’argent par devers le pappe et aux plus grans du secret du pappe. Et tellement mena le pappe soubtilement, que la royne fu du tout condempnée en tort avoir ; et mirent le roy d’Engleterre et son conseil en droit. Et par le conseil de pluiseurs cardinaulx qui à ce furent d’accort, le pappe escripsy au roy de France que, sur painne d’escuméniement, il renvoyast la royne sa seur à son mary le roy d’Engleterre. Tantost ces lettres véues, et par si espécial messager portées que par l’évesque de Saintes en Poitou, avec aultres que le pappe y envoya en légacion, adont le roy de France, qui jà par avant estoit desvoiés, par les dons qui d’Engleterre estoient venus, si se meut durement à parler à la roynne ; et lui dist plainement : « Je ne veux plus soustenir vous ne vostre fait en mon pays ; mais partez-vous hastivement. Se vuidiés mon royalme ou je vous ferai vuidier. »

CHAPITRE X.

Quant la royne oy ces nouvelles, si fu moult desconfortée, car elle se vit du tout arrière de l’ayde et confort que promis on lui avoit. Si ne savoit quel advis prendre. Car jà s’eslongoient de luy tous les barons et seigneurs qui amour et service lui avoient promis. Si ne se savoit sur qui ne à qui retourner, fors seullement sur son cousin, messire Robert d’Artois, qui loyalment lui avoit fait et monstré amour ; car il avoit oy dire et jurer au roy que, se nuls se avançoit de lui faire confort, qu’il lui osteroit sa terre et en son royalme. Adont messire Robert d’Artois, qui forment désiroit en son secret l’ayde et confort de la dame, oy et entendy que le roy estoit en volenté de faire prendre sa seur, son fil, le comte de Kent et messire Rogier de Mortemer, et de les renvoier ens es mains le roy d’Engleterre et du Despensier ; et ainsi le vint dire à la royne de nuyt, et tout le péril où elle estoit. Dont fu la dame plus esmaye que devant. Se pria moult tenrement plourant à messire Robert, qu’il le conseillast qu’elle porroit faire, ne où se porroit retraire pour confort avoir. Et il, qui grant pitié en avoit, lui dist : « En nom Dieu, dame, le royalme de France vous loe-jou bien de vuidier, et traire vers l’Empire, où il y a plusieurs grans seigneurs qui bien aidier vous porroient, et par espécial le conte Guillaume de Haynnau et messire Jehan de Haynnau son frère. Ces deux sont grans seigneurs, preud’ommes, loyal, cremus et redoubtés de leurs anemis, et bien amés de leurs amis, pourveu de grant sens. Se croy bien que en eulx, se vous les requerez, vous y trouverez toute adresse et bon conseil car aultrement ne le volroient-il faire. » Et sur cel advis la dame s’arresta ; et se reconforta un petit sur la parolle de monseigneur Robert. Si fist secrètement et hastivement apparillier toutes ses besongnes et party de Paris, elle et sa routte, en cheminant devers Haynnau, tant qu’elle se trouva en Cambresis, en l’Empire, hors du royalme son frère. Lors fu elle asseur. Si passa oultre, tant qu’elle vint en Ostrevant ; et se loga à Bougnicourt, à l’ostel d’un chevalier qui s’appelloit le seigneur d’Aubercicourt. Et là le chevalier et sa