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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

çois en celle saison. Messire Guillaume le Boutillier y ordonna capitaine pour le garder un écuyer de Limousin, vaillant homme et sage, qui s’appeloit Pierre Madich, et avec lui bien trente lances de bonnes gens, et rançonnèrent ceux qui à rançonner faisoient. Et aux plusieurs forts et grands pillards François reniés ils firent trancher les têtes, ou pendre à un gibet que on fit tout neuf devant le fort. Quand ils eurent ordonné du lieu, les chevaliers se départirent et avisèrent qu’ils iroient à Riom devers le duc de Berry, et lui mèneroient Alain et Pierre Roux.

Nouvelles se espartirent partout que le fort châtel de Ventadour étoit repris. Les pays d’Auvergne et de Limousin et des marches voisines en furent grandement réjouis, car les ennemis du royaume de France l’avoient tenu plus de quinze ans, et en ce terme fait moult de dommages et de contraires au pays, et moult de gens appovri. Messire Guillaume le Boutillier trouva dedans le fort de Ventadour un jeune écuyer Breton moult bel enfant, que on nommoit le Monadich[1], et avoit été cousin à Geoffroy-Tête-Noire ; et étoit nouvellement là venu pour apprendre les armes, et étoit issu hors d’une abbaye de Bretagne, car point ne vouloit être moine. Les compagnons François le vouloient prendre ou décoller avecques les autres. Mais le chevalier en eut pitié et lui sauva la vie, parmi tant qu’il jura qu’il le serviroit jusques à sa volonté, et demeureroit bon François, et il le fut.

Depuis ne séjournèrent-ils point longuement, mais se mirent au retour pour venir devers le duc de Berry ; et se défirent les bastides, et se départirent les gens d’armes, et retourna chacun en son lieu. Mais les capitaines vinrent à Riom devers le duc de Berry, et menèrent en leur compagnie les chevaliers bretons qui étoient bien ébahis ; et prioient sur le chemin à messire Guillaume le Boutillier et à messire Jean Bonne-Lance que, pour Dieu et en pitié, ils ne voulsissent pas le duc de Berry informer trop dur à l’encontre d’eux. Ils lui eurent en convenant. Tant chevauchèrent qu’ils vinrent à Riom et là trouvèrent le duc et la duchesse. Le duc recueillit à grand’joie ses gens, car moult tenoit à bel et à grand le conquêt du châtel de Ventadour, et leur donna de beaux dons et présens. Les chevaliers demandèrent au duc quelle chose il vouloit que on fît de Alain et de Pierre Roux. Il répondit qu’il s’en conseilleroit, si comme il fit ; et trouva en son conseil qu’il les envoyeroit en France devers le roi. Donc fut mandé le sénéchal d’Auvergne. Il vint ; on lui délivra les deux Bretons dessus dits, et cil les amena en France à Paris. Et furent mis et emprisonnés au châtel de Saint-Antoine en la garde du vicomte d’Asci, qui gardien et châtelain étoit pour le temps dudit châtel. Ils n’y furent point trop longuement, mais furent rendus et délivrés au prévôt de Paris, et amenés en Châtelet et là jugés à mourir comme traîtres et robeurs au royaume de France. Si furent délivrés au bourrel, et mis et liés sur une charrette, et amenés à la trompette jusques à une place que on dit aux Halles, et là mis au pilori et tournés quatre tours devant tout le peuple. Et là furent lus et publiés tous leurs faits, et puis furent décollés et écartelés, et envoyés les quartiers aux quatre souveraines portes de la ville. Ainsi finirent Alain Roux et Pierre Roux, et perdirent les vies honteusement et le fort châtel de Mont-Ventadour.

CHAPITRE XII.

Des armes de Saint-Inghelberth, et comment les trois chevaliers dessus nommés se maintinrent trente jours à l’encontre de tous venans des pays d’Angleterre et d’ailleurs, à chacun trois lances.


En celle saison, et entretant que les trèves se tenoient en France et en Angleterre par mer et par terre, et que les rois et leurs sujets les vouloient bien tenir, réservés encore aucuns pillards qui étoient en Auvergne, cils, au titre de marche, hérioient le pays et les povres gens deçà la rivière de Dordogne et delà ; mais les souverains capitaines, qui étoient rendus par traité ou par composition, n’avoient par leurs forfaits, mais s’en dissimuloient grandement ; et quelle dissimulation qu’il y eût, pour le dommage que le pays d’Auvergne en recevoit, les plaintes en venoient à Paris. Et eut conseil le roi de France d’envoyer devers le roi d’Angleterre, et lui escripre et signifier tout l’état de ces pillards qui guerre faisoient ens ès parties et pays enclos en la paix, sous ombre de leurs pactis, laquelle chose ne se devoit ni pouvoit bonnement ni loyaument faire. Entretant que ces choses se demenoient, je crois bien que le

  1. Petit moine.