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DE SIRE JEAN FROISSART.

« Pour qui tu as les mauls d’amer
« Senti, deçà et delà mer.
« Tu y auras grant recouvrier ;
« Car faitte fu de main d’ouvrier
« Qui riens n’i oublia à faire.
« Et encores, pour mieuls parfaire,
« Et plus près ta plaisance attaindre,
« Coulourer le fesis et taindre
« Proprement, au samblant d’ycelle
« Qui lors estoit jone pucelle ;
« Et cils si bien y assena
« Qu’en l’image à dire riens n’a
« De propriété ne d’assise,
« Tant est à son devoir assise.
« Et si tos que tu le veras
« De respondre te pourveras,
« Et diras, sans nulle abstenance,
« Par une seule contenance,
« Que tu fesis l’image faire
« Qui bien afiert à son afaire ;
« Car elle est droite, et à nu chief :
« Veci celle qui de rechief
« Me remet la vie ens ou corps.
« Pour l’amour de li, je m’acors
« À estre jolis et chantans
« Et penser à mon jone tamps
« Comment que la saison m’eslonge.
« Or ne quier voie ne eslonge
« Qui te destourne de ce point,
« Car elle te vient bien à point.
« Tu ne poes plus grant chose avoir. »
— « Haro ! di-je, vous dittes voir.
« Il me souvient moult bien, par m’ame !
« Qu’après la façon de ma dame
« Je fis pourtraire voirement
« Un image notoirement
« Par un paintre sage et vaillant ;
« De quoi, toujours en travillant
« Cest image avec moi portoie,
« Et grandement me deportoie
« Au véoir et au regarder.
« Et encores, pour mieuls garder,
« Mis l’avoie en toile cirée.
« Or ne sçai s’elle est empirée,
« Car il a bien sept ans entiers,
« Quoique g’i pense volentiers,
« Que je n’ouvri, ne fui au coffre. »


Avec la vue de sa dame reviennent toutes ses pensées heureuses.


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On dist en pluisours nations
Que les imaginations
Qu’on a aux choses sourvenans,
Dont on est plenté souvenans,
Tant sur terre com en abysmes,
Sont si propres d’elles méismes
Et si vertueuses aussi,
Que souvent apperent ensi
Qu’on les imagine et devise.
Et encores, quant je m’avise,
En considérant les pensées
Qui ci vous seront recensées,
Comment me vindrent, et de quoi,
Soit en public ou en requoi,
Je tesmongne assés qu’il est vrai.
Car ensi que jà me navrai,
Par penser souvent à ma dame,
M’en est-il avenu, par m’ame !
Et par pensées qui ou chief
Me sont entrées de rechief,
Et des queles biens me ramembre.
La trentième nuit de novembre
L’an mil trois cens treize et soixante,
Que nul gai oiseillon ne chante
Pour la cause dou temps divers,
Car lors est plainnement yvers,
Si sont les nuis longes et grans,
S’est nature encline et engrans,
Ce poet on moult bien supposer,
De dormir et de reposer ;
Et je, qui volentiers m’aheure,
Me couchai ce soir de haulte heure.
Si m’endormi en un tel songe
Où nulle riens n’a de menchonge.
Et estoit la vision moie,
Qu’en la chambre où je me dormoie
Véoie une clarté très grans.
Et je, qui moult estoie engrans
De savoir que ce pooit estre,
Levai le chief. Si vi sus destre
Une dame courtoise et gente.
Ce ne fu Flore ne Argente ;
Ains estoit ma dame Venus :
« Comment qu’un peu soie chenus,
« Dame, di-je, dont j’ai anoi,
« Assés bien je vous recognoi,
« Car je vous vi, jà fu le tamps ;
« Et encores sui bien sentans
« Les paroles qui de vo bouche
« Issirent, qui est belle et douce.
— « T’en souvient-il ? » — « Oil, par m’ame !
— « Di que ce fu. » — « Volentiers, dame.
« Vous me donnastes don moult riche,
« Quant coer gai, amoureus et friche
« Aroie-je tout mon vivant ;
« Et encores trop plus avant
« Que de dame humble, gaie et lie
« De tous biens faire appareillie