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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

anglois n’en fit plus pour le jour, car il en avoit assez fait.

Après se trait avant un écuyer anglois, qui s’appeloit Roger Lam[1] et s’armoit d’argent et de noir écartelé à une croix de gueules en-mi. Et étoit armé de toutes pièces bien et frisquement ; et envoya heurter sur la targe de guerre du seigneur de Saint-Py. Le chevalier répondit ; ce fut raison, puisque il étoit appelé. Et bien montroit qu’il avoit plus cher à jouter que à le laisser. On lui bailla son glaive. Il le mit en arrêt. Les deux éperonnèrent leurs chevaux sans épargner ; et quand ils durent encontrer l’un l’autre, ils abaissèrent les glaives et se férirent ès targes si roidement que les chevaux estançonnèrent. Les glaives furent fortes, point ne rompirent. Ils passèrent outre franchement et firent leur tour, et puis revint chacun sur son lieu. Guères ne séjournèrent, quand ils éperonnèrent chevaux de grand randon et abaissèrent leurs glaives, et vinrent l’un sur l’autre ; et assenèrent sur les heaumes moult dur, mais les coups vidèrent. Ils passèrent outre. De la tierce lance Roger Lam fut désheaumé. Si retourna vers ses gens et ne jouta plus pour ce jour, car lui fut dit qu’il en avoit assez fait.

Après se trait avant un gentil chevalier et bien joutant, d’armes et de nation de la comté de Hainaut et d’une marche que on dit Ostrevant, mais de jeunesse il avoit été nourri en Angleterre en l’hôtel du noble roi Édouard. On appeloit le chevalier messire Jean d’Aubrecicourt ; et portoit parti d’or et d’hermine, et sur l’or une face noire bretesquiée à lambeaulx de gueules, et sur l’hermine trois hamèdes de gueules. Sur la première hamède une coquille d’or, sur la seconde deux coquilles d’or, et sur la tierce hamède trois coquilles d’or. Le chevalier étoit appareillé de tous points, ainsi que pour la joute appartenoit ; et envoya heurter par un sien écuyer sur la targe de guerre messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit, car il étoit tout prêt et monté sur son cheval d’avantage. Chacun se tint sur son lez et avisèrent bien l’un l’autre. On leur bailla les glaives ; ils les prirent et les mirent en arrêt et puis éperonnèrent les chevaux. Si s’en vinrent de grand randon l’un sur l’autre. Et se consuivirent de plein coup sur les heaumes, si dur que les étincelles de feu en saillirent. Les chevaliers vidèrent ; le coup fut bel, car nul n’y prit dommage : ils passèrent outre franchement en faisant leur tour, et puis revint chacun sur son lieu. Guères n’y séjournèrent, quand ils éperonnèrent les chevaux et se joignirent en leurs targes, et en approchant ils abaissèrent les glaives et vinrent l’un sur l’autre. Merveille fut que de ce coup ils ne se passèrent tout outre, car ils étoient tous deux forts jouteurs et orgueilleux et ne craignoient peine de mort ni péril. De la force du coup que ils donnèrent sur les targes les chevaux furent élevés devant, et chancelèrent tous les deux chevaliers. Néanmoins passèrent outre et perdirent leurs glaives, et retourna chacun sur son lieu. On leur rendit les glaives ; quand ils les eurent, ils les mirent en arrêt et se joignirent en leurs écus, et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre, et se consuivirent sur les heaumes. De ce coup fut messire Regnault de Roye désheaumé moult dur. Messire Jean d’Aubrecicourt passa outre moult franchement et fit son tour, et puis se mit sur son lieu : messire Regnault de Roye s’en retourna vers ses gens et montra qu’il ne vouloit pour ce jour plus jouter. Quand messire Jean d’Aubrecicourt vit l’ordonnance, comme cil qui moult désirant étoit de jouter encore, envoya heurter sur l’écu de guerre de messire Boucicaut. Le chevalier répondit, ce fut raison ; et se trait sur son lieu ; on lui boucla sa targe et lui bailla-t-on son glaive ; il le prit et mit en l’arrêt, et puis éperonna le cheval, et l’autre chevalier le sien. Si vinrent l’un sur l’autre de grand randon, et férirent sur les targes moult grands horions. Merveille fut, selon ce qu’ils s’encontrèrent de grand’force, qu’ils ne passèrent les larges tout outre, mais non firent, car les chevaux vidèrent. Les deux chevaliers passèrent outre moult franchement et firent leur tour, et puis revinrent chacun sur son lieu. Guères n’y séjournèrent, quand ils se joignirent en leurs targes, et estraindirent leurs lances de grand’volonté dessous leurs bras, et éperonnèrent les chevaux qui leur étoient bien à main ; et vinrent l’un sur l’autre sans eux épargner. De ce coup ils se consuivirent ès heaumes moult dur, mais les fers des glaives vidèrent ni point ne s’attachèrent. Les chevaliers passèrent outre et perdirent les

  1. Lamb.