Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
58
[1390]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pillé et robé les îles que ils tiennent enclos en la mer, qui à eux obéissent, et mêmement en emblant, quand ils ne s’en donnoient de garde. Toute la rivière de Gennèves gissoit et séjournoit en péril par ceux d’Auffrique ; et avoient et ont encore par devers eux une ville séant sur mer, qui est outre mesure forte ; laquelle ville on appelle Affrique, garnie et pourvue de portes, de tours, de hauts murs durs et épais, et de fossés ; et si comme la forte ville de Calais est clef, et quiconque en soit sire, il peut quand il veut entrer au royaume de France ou au pays de Flandre, et aussi aller par mer, et là retourner et faire soudainement par puissance de gens des maux assez, tout ainsi par comparaison celle d’Affrique est clef et retour des Barbarins, et de ceux du royaume d’Afrique et du royaume de Bougie, et de Thunes et des royaumes incrédules par de-là. Et leur vient ladite ville trop grandement a point. Et trop ressoignoient les Gennevois, qui sont grands marchands, celle d’Affrique, car souvent ils étoient par mer aguettés et atteints des écumeurs d’Affrique, lesquels, quand ils véoient leur plus bel, couroient sur les Gennevois allans et retournans en leur marchandise et les déroboient et mettoient tout à bord[1], et faisoient de la ville d’Affrique leur warenne et font encore. Mais pour y pourveoir, les Gennevois, qui sont riches et puissans par mer et par terre, et qui ont grandes seigneuries, regardèrent et considérèrent le fait des Auffriquans et des Barbarins ; aussi à la complainte de ceux qui demeurent et sont ès îles sujets à eux, enclos de là la mer à la rivière de Gennèves et tels que l’île d’Albe[2], l’île d’Isja[3], l’île de Querse[4], l’île de Bouscan, l’île de Gorgonnens[5] et jusques au gouffre du Lion[6], et aussi les îles de Sardane[7] et de Sécile, et jusques en l’île de Mayogres[8] ; mais ces trois îles obéissent au roi d’Arragon. Si jetèrent leur visée, par commun et général accord que leur fait, par espécial, ils signifieroient en France en l’hôtel du roi ; et feroient offre et présent à tous chevaliers et écuyers qui voudroient passer avec eux pour aller assiéger cette male et forte ville d’Affrique, de galées et de vaisseaux chargés de biscuits et d’eau douce et de vinaigre, pour eux mener et ramener à leurs frais et coûtages, mais que ils eussent les dits voyagiers à chef et à capitaine un des oncles du roi, ou son frère le duc de Touraine qui pour ce temps étoit jeune et à venir, et qui devoit travailler pour conquérir honneur. Et auroient en leur compagnie et aide les pélerins étranges, douze mille arbalêtriers gennevois tous d’épreuve et huit mille gros varlets aux lances et aux pavois ; et tout à leurs dépens. Et le faisoient les Gennevois, pour tant qu’ils sentoient et véoient que trèves étoient données par mer et par terre à durer trois ans entre les royaumes de France et d’Angleterre. Si supposoient et imaginoient que pour celle raison chevaliers et écuyers, tant en France comme en Angleterre, séjournoient, ni apparans n’étoient de nulle part où ils se dussent ni pussent ensonnier ; si en recouvreroient plus légèrement.

Quand les premières nouvelles en vinrent en France de celle emprise et en l’hôtel du roi, vous devez savoir que les seigneurs et les chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer en furent moult réjouis. Et fut dit aux ambassadeurs de Gennèves, qui la certification de ces besognes avoient apporté, que point ne s’en retourneroient arrière sans être ouïs et secourus, car leur requête, pour aider la foi chrétienne à augmenter, étoit raisonnable. Si les fit on séjourner à Paris pour pourveoir à ces besognes, et examiner les points et articles de leur requête, et pour regarder qui pourroit être chef souverain de ce voyage auquel tous chevaliers et écuyers obéiroient. Le duc de Touraine de trop grand’volonté s’y offroit et représentoit ; mais le roi et son conseil, le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne lui vouloient nullement accorder, et disoient que ce n’étoit pas voyage pour lui. Or fut regardé et avisé au cas des Gennevois, que le frère ou l’un des oncles du roi iroit, ou que le duc de Bourbon, qui oncle étoit du roi, seroit chef et souverain de ce voyage et auroit à compagnon le seigneur de Coucy. Quand les Gennevois, qui en ambassade étoient venus en France, eurent la réponse certaine du roi comme conclu et accordé étoit que sans

  1. C’est-à-dire, jetaient tout dans la mer.
  2. Elbe.
  3. Ischia.
  4. Corse.
  5. Gorgonnen.
  6. Golfe de Lyon.
  7. Sardaigne.
  8. Mayorque.