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LIVRE IV.

faute ils seroient celle saison secourus des chevaliers et écuyers de France et auroient le duc de Bourbon à souverain capitaine, qui étoit oncle du roi, si se tinrent grandement à contens et prirent congé au roi et à son conseil ; et dirent que ils vouloient retourner en leur pays et recorder ces nouvelles, par quoi on se pourvoiroit sur ce. Répondu leur fut que ce seroit bien fait. Ils se départirent et mirent au retour.

Or s’épartirent ces nouvelles parmi le royaume de France que le voyage se feroit d’aller en Barbarie. Aux aucuns chevaliers et écuyers étoit plaisant et acceptable, et aux aucuns non. Et sachez que tous ceux qui y voulsissent bien aller n’y allèrent pas. Premièrement on alloit à ses frais, ni nul haut seigneur ne délivroit fors ceux de son hôtel. Secondement, ordonné fut que nul ne passeroit outre de la nation de France sans le congé du roi, car on ne vouloit pas que le royaume de France fût trop desnué de chevaliers et d’écuyers ; et si fut dit et ordonné, et bien l’avoient mis en termes les Gennevois, que ils ne passeroient nuls varlets, fors que tous gentils hommes et gens de fait et de défense ; et aussi regardé fut pour le meilleur, et pour complaire aux autres nations hors du royaume de France, que aussi bien à cet honorable voyage devoient partir chevaliers et écuyers, comme faisoient cils du royaume de France. Cette ordonnance fut bien comprise et bien assise, et en sçurent chevaliers et écuyers hors du royaume de France grand gré au roi et à son conseil.

Le duc de Bourbon, qui chef étoit de ce voyage, envoya tantôt ses officiers en la cité de Gennes, où les pourvéances se devoient faire, pour pourvoir ce que à lui et à son état appartenoit. Le gentil comte Dauphin d’Auvergne, qui en ce voyage aussi devoit et vouloit aller, envoya à Gennes faire ses pourvéances. Le sire de Coucy ne demeura pas derrière, mais y envoya aussi. Messire Guy de la Trimouille, messire Jean de Vienne, amiral de France, et tous les barons et seigneurs qui ordonnés étoient de là aller, y envoyèrent aussi grandement et puissamment, selon que chacun sentoit son affaire et vouloit montrer son état. Messire Philippe d’Artois, comte d’Eu, messire Philippe de Bar, le sire de Harecourt et messire Henry d’Antoing ne se mirent par derrière, mais envoyèrent faire leurs pourvéances ainsi comme à eux appartenoit. De Bretagne et de Normandie aussi s’ordonnèrent grand’foison de gens d’armes et de seigneurs pour aller au voyage. Le sire de Ligne et le sire de Haverech, en Hainaut, s’ordonnoient et ordonnèrent en ce temps aussi grandement pour aller au dit voyage. Le duc de Lancastre avoit aussi un fils bâtard, qui s’appeloit messire Beaufort de Lancastre ; si eut grâce et dévotion qu’il l’envoyeroit au dit voyage. Si le pourvut grandement de chevaliers et d’écuyers d’Angleterre et de toutes gens de bien et d’honneur pour le accompagner en ce voyage. Le comte de Foix n’eût jamais son fils bâtard Yvain de Foix laissé derrière ; mais le pourvut de chevaliers et d’écuyers de Béarn grandement, et voult que il tînt bon état et bien étoffé. Tous les seigneurs, qui se ordonnoient pour là aller, se pourvéoient et étoffoient moult grandement, et chacun l’un pour l’autre. Et, sur la moitié du mois de mai, les plus lointains demeurant de la ville de Gennes se départirent de leurs hôtels et se mirent au chemin pour venir à Gennes, où l’assemblée devoit être et où les galées, vaisseaux et les naves se chargeoient. Si mirent bien un mois ou environ à là venir avant que ils fussent tous assemblés. Les Gennevois de leur venue étoient grandement réjouis, et faisoient aux chefs des seigneurs grands dons et beaux présens pour eux tenir en plus grand amour ; et quand ils furent tous venus à Gennes, et sur la rivière de Gennes, ils suivirent tous l’un l’autre. Il fut sçu et nombre par l’ordonnance des maréchaux que ils étoient quatorze cents chevaliers et écuyers. Si entrèrent ès galées et vaisseaux, frétés et appareillés de tous points, si bien que vaisseaux courans parmi la mer pouvoient être, et se départirent du port de Gennes et d’une venue, environ la Saint-Jean-Baptiste, que on compta pour lors en l’an de grâce de Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et dix.

Grand’beauté et grand’plaisance fut à voir l’ordonnance du partement, comment ces bannières, ces pennons et ces estrannières, armoyés bien et richement des armes des seigneurs, ventiloient au vent et resplendissoient au soleil, et de ouïr ces trompettes et ces claironceaux retentir et bondir, et autres ménestrels faire leur métier de pipes et de chalumelles et de naquaires, tant que du son et de la voix qui en issoit,