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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Aloïse et autres forts qu’il tenoit, et reçu l’argent, il pouvoit de rechef en Auvergne et en Rouergue faire moult de maux. Aimerigot aux traités du comte se dissimuloit et disoit ainsi : « Quand je verrai le département du comte d’Armignac, et ce sera tout acertes qu’il s’en ira, je crois bien, au bon vouloir que j’ai maintenant, que je ne demeurerai point derrière. » Autre réponse ni plus acceptable ne pouvoit-on avoir ni extraire de lui. Le comte d’Armignac se tenoit en Comminge et sur le Toulousain en son pays et entendoit à faire les finances et à pourveoir gens ; et eut son voyage trop plutôt hâté qu’il ne fit, si le voyage d’Affrique n’eût été, mais ce le détria une saison, car plusieurs chevaliers et écuyers, qui au dit voyage étoient allés, lui avoient promis aide et compagnie sitôt qu’il se mettroit en chemin, et il ne pouvoit ses besognes faire fors en faisant. Et ce voyage de Barbarie se fit si soudainement que on ne s’en donnoit de garde, quand les nouvelles en vinrent en France et en celle saison que les nouvelles s’épandirent, or primes se conclurent les traités des compositions du comte d’Armignac à ces guerroyeurs d’Auvergne et des terres dessus dites. Si se hâta-t-il tant qu’il put de payer et délivrer l’argent aux capitaines.

Trop étoit Aimerigot Marcel courroucé, et bien le montra, de ce que le fort d’Aloïse de-lez Saint-Flour avoit rendu ni vendu pour argent, et s’en véoit trop abaissé de seigneurie et moins craint ; car le temps qu’il l’avoit tenu à l’encontre de toute la puissance du pays, il étoit douté plus que nul autre et honoré des compagnons et gens d’armes de son côté, et tenoit et avoit tenu toujours au châtel d’Aloïse grand état, bel, bon et bien pourvu ; car ses partis lui valoient plus de vingt mille florins par an. Si étoit tout triste et pensif, quand il regardoit en soi comme il se déduiroit, car son trésor il ne vouloit point diminuer ; et si avoit appris à voir tous les jours nouveaux pillages et nouvelles roberies, dont il avoit aux parties fait la plus grand’partie du butin, et il véoit à présent que ce profit lui étoit clos. Si disoit et imaginoit ainsi en soi, que trop tôt il s’étoit repenti de faire bien, et que de piller et rober en la manière que devant il faisoît et avoit fait, tout considéré c’étoit bonne vie. À la fois il s’en devisoit aux compagnons qui lui avoient aidé a mener celle ruse, et disoit : « Il n’est temps, ébattement, ni gloire en ce monde que de gens d’armes, de guerroyer par la manière que nous avons fait ! Comment étions-nous réjouis, quand nous chevauchions à l’aventure et nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, un riche prieur, marchand ou une route de mulles de Montpellier, de Narbonne, de Limoux, de Fougans, de Beziers, de Toulouse et de Carcassonne, chargés de draps de Bruxelles ou de Moûtier-Villiers, ou de pelleterie venant de la foire au Lendit, ou d’épiceries venant de Bruges ou de draps de soie de Damas ou d’Alexandrie ? Tout étoit nôtre ou rançonné à notre volonté. Tous les jours nous avions nouvel argent. Les vilains d’Auvergne et de Limousin nous pourvéoient, et nous amenoient en notre châtel les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis, et les moutons tous gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés, comme rois ; et quand nous chevauchions, tout le pays trembloit devant nous. Tout étoit nôtre allant et retournant. Comment prîmes-nous Carlac, moi et le bourg de Compane ? Et Caluset, moi et Perrot le Bernois ? Comment échelâmes-nous, vous et moi, sans autre aide, le fort châtel de Merquer, qui est du comte Dauphin ? je ne le tins que cinq jours, et si en reçus, sur une table, cinq mille francs. Et encore quittai-je mille pour l’amour des enfans du comte Dauphin ! Par ma foi cette vie étoit bonne et belle, et me tiens pour trop déçu de ce que j’ai rendu ni vendu Aloïse, car il faisoit à tenir contre tout le monde ; et si étoit, au jour que je le rendis, pourvu pour vivre et tenir, sans être rafraîchi d’autres pourvéances, sept ans. Je me tiens de ce comte d’Armignac trop vilainement déçu. Olim Barbe et Perrot le Bernois le me disoient bien que je m’en repentirois. Certes, de ce que j’ai fait je m’en repens trop grandement. »

Quand les compagnons, qui povres étoient et qui servi avoient Aimerigot Marcel, lui ouïrent dire et mettre avant telles paroles, ils véoient bien que il lui ennuyoit et que il parloit de bon cœur et tout acertes. Si lui disoient : « Aimerigot, nous sommes tous prêts à votre commandement. Si renouvelons guerre, et avisons quelque bon fort en Auvergne ou en Limousin, et le prenons et fortifions. Nous aurons