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LIVRE IV.

tantôt recouvré tous nos dommages ; et si fait si bel et bon voler en Auvergne et en Limousin que meilleur ne peut faire. Car premièrement, le comte Dauphin et messire Hugues son frère sont hors du pays, et plusieurs chevaliers et écuyers en leur compagnie au voyage de Barbarie ; et par espécial le sire de Coucy, qui est regard souverain de par le roi ès marches de par deçà, est au dit voyage. De lui n’avons nous garde, ni du duc de Berry. Celui là se tient à Paris et se donne du bon temps. » — « Je ne sais, dit Aimerigot, mais j’en suis en bonne volonté, réservé ce que on m’a par mots exprès enclos en la charte de la trève. » — « Ha ! répondirent les compagnons, que de ce ? Or le tiendrez-vous si vous voulez ? vous n’êtes homme en rien au roi de France ; si ne lui devez foi ni obéissance. Vous êtes homel au roi d’Angleterre, car votre héritage, lequel est tout détruit et perdu, siéd en Limousin ; et si nous faisons guerre pour vivre, car vivre nous faut ; jà les Anglois ne nous en sauront mauvais gré, mais se trairont tantôt ceux qui gagner voudront avecques nous. Et si avons cause et titre assez maintenant pour faire guerre, car nous ne sommes pas en Auvergne tous payés des pactis que on nous y doit. Si manderons aux vilains des villages, mais que nous ayons trouvé fort pour nous tenir, que ils nous payent ; autrement nous leur ferons guerre. » — « Or avant ! dit Aimerigot, où nous pourrons-nous à ce commencement loger pour nous recueillir ? »

Là en y eut aucuns qui répondirent et dirent ainsi : « Nous savons un fort désemparé sur l’héritage du seigneur de la Tour que nul ne garde. Trayons-nous là tout premièrement et le fortifions ; et quand fortifié l’aurons, nous le garnirons ; et courrons légèrement et à notre aise en Auvergne et en Limousin. » — « Et où gît ce fort, » demanda Aimerigot. « À une lieue de la Tour, répondirent ceux qui le connoissoient et qui jà avisé l’avoient. On le nomme la Roche de Vendais. » — « Par ma foi, répondit Aimerigot, vous dites vrai. La Roche est un droit lieu pour nous ; et est tenue la terre où il siéd, quoique pour le présent il soit désemparé, des arrière-fiefs de Limousin ; et nous l’irons voir. Si le prendrons et fortifierons. »

Ainsi sur ce propos ils se fondèrent et conclurent ; et se assemblèrent un jour tous ensemble et vinrent à la Roche de Vendais. Quand Aimerigot fut là venu, de rechef il le voult encore aviser pour connoître et voir si leur peine y seroit employée du fortifier. Et quand il l’eut bien avisé et environné, et conçu toutes les gardes et les défenses, si lui plut encore bien grandement mieux que devant. Si le prirent de fait et le fortifièrent petit à petit, avant que ils courussent ni fissent nul contraire sur le pays. Et quand ils virent qu’il étoit fort assez pour eux tenir contre siége et assaut, et que tous les compagnons furent montés et pourvus, ils commencèrent à courir sur le pays et à prendre prisonniers, et à rançonner, et à pourvoir leur fort de chairs, de farines, de cires, de vins, de sel, de fer, d’acier, et de toutes choses qui leur pouvoient servir ; rien n’étoit qui ne leur vînt à point, si il n’étoit trop chaud ou trop pesant. Les pays de là environ et les bonnes gens, qui cuidoient être en paix et en repos parmi la trève qui étoit donnée entre les rois et les royaumes, se commencèrent à ébahir, car ces robeurs et pillards les prenoient en leurs maisons, et partout où ils les pouvoient trouver aux champs et aux labourages, et se nommoient les Aventureux.

Le sire de la Tour, quand il sentit qu’il avoit tels voisins si près de lui que à une lieue de sa meilleure ville la Tour, ne fut pas bien assuré, mais fit garder fortement et étroitement ses villes et ses châteaux. La comtesse Dauphine, une moult vaillant’dame et de grand’prudence, qui se tenoit avec ses enfans en une sienne bonne ville et fort châtel que on dit Sardes séant sur la rivière l’Évêque, ne fut pas bien assurée quand elle ouït dire que Aimerigot et sa route avoient fortifié la Roche de Vendais. Si envoya tantôt à tous ses châteaux et les fit pourvoir de gens d’armes défensables, tels que à Marquer, à Oudable, à Chillac, à Blère et partout, afin que nul ne fût surpris, car trop fort doutoit celui Aimerigot, pour tant que autrefois il avoit eu de ses florins à un seul payement cinq mille. Sachez que tous les pays d’Auvergne et de Limousin se commencèrent grandement à effrayer. Si s’avisèrent chevaliers et écuyers, et les gens des bonnes villes telles que de Clermont, de Montferrant et de Riom, que ils envoyeroient devers le roi de France, ainsi qu’ils firent.