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avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la patrie », disaient les Grecs. Ce n’était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l’homme, car il était habité par ses dieux. État, Cité, Patrie, ces mots n’étaient pas une abstraction, comme chez les modernes ; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l’âme.

On s’explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui était pour eux la vertu suprême et auquel toutes autres vertus venaient aboutir. Tout ce que l’homme pouvait avoir de plus cher se confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque impossible que l’intérêt privé fût en désaccord avec l’intérêt public. Platon dit : c’est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. Et Sophocle : c’est la patrie qui nous conserve.

Une telle patrie n’est pas seulement pour l’homme un domicile. Qu’il quitte ces saintes murailles, qu’il franchisse les limites sacrées du territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social d’aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de la vie régulière et du droit ; partout ailleurs il est sans Dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d’homme et ses devoirs. Il ne peut être homme que là.

La patrie tient l’homme attaché par un lien sacré. Il faut l’aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. Il faut l’aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l’aimer dans ses bienfaits et l’aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l’aimer. Il faut l’aimer, comme Abraham aimait son Dieu, jusqu’à lui sacri-