Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
141
LES DERVICHES TOURNEURS.

paradisiaques ; si dans l’extra-monde les âmes conservent l’apparence du visage humain, elles doivent assurément ressembler à ce jeune derviche tourneur.

Cette expression se répétait à des degrés moindres sur les physionomies extatiques des autres valseurs. Que voyaient-ils dans ces visions qui les berçaient ? les forêts d’émeraude à fruits de rubis, les montagnes d’ambre et de myrrhe, les kiosques de diamants et les tentes de perles du paradis de Mahomet ? leurs bouches souriantes recevaient sans doute les baisers parfumés de musc et de benjoin des houris blanches, vertes et rouges : leurs yeux fixes contemplaient les splendeurs d’Allah scintillant avec un éclat à faire paraître le soleil noir, sur un embrasement d’aveuglante lumière ; la terre, à laquelle ils ne tenaient que par un bout de leurs orteils, avait disparu comme un papier brouillard qu’on jette sur un brasier, et ils flottaient éperdument dans l’éternité et l’infini, ces deux formes de Dieu.

Les tarboukas ronflaient, et la flûte pressait son chant d’un diapason impossible et ténu comme un cheveu de cristal ; les derviches disparaissaient dans leur propre éblouissement ; les jupes s’enflaient, se gonflaient, s’arrondissaient, s’étalaient, répandant une fraîcheur délicieuse dans l’air embrasé, et m’éventaient comme le vol d’un essaim d’esprits célestes ou de grands oiseaux mystiques s’abattant sur la terre.

Parfois un derviche s’arrêtait. Sa fustanelle continuait à palpiter quelques instants ; puis, n’étant plus soutenue par le tourbillon, s’affaissait lentement, et les plis évasés s’affaissaient et reprenaient leurs plis perpendiculaires comme ceux d’une draperie grecque antique. Alors le tourneur se précipitait à genoux, la face contre terre, et un frère servant venait le recouvrir d’un de ces manteaux dont j’ai parlé tout à l’heure ; de même qu’un jockey enveloppe de