Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/172

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d’Iéna pour les philistins approche à peine. Les bourgeois ! c’était à peu près tout le monde ; les banquiers, les agents de change, les notaires, les négociants, les gens de boutique et autres, quiconque ne faisait pas partie du mystérieux cénacle et gagnait prosaïquement sa vie. Jamais telle soif de gloire ne brûla des lèvres humaines. Quant à l’argent, l’on n’y pensait pas. Plus d’un alors, comme dans ce concours de professions impossibles que raconte Théodore de Banville avec une ironie si résignée, aurait pu s’écrier sans mentir : « Moi, je suis poète lyrique, et je vis de mon état ! » Lorsqu’on n’a pas traversé cette époque folle, ardente, surexcitée, mais généreuse, on ne peut se figurer à quel oubli de l’existence matérielle l’enivrement, ou si l’on veut l’infatuation de l’art poussa d’obscures et frêles victimes qui aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur rêve. — L’on entendait vraiment dans la nuit craquer la détonation des pistolets solitaires. Qu’on juge de l’effet que produisit dans un pareil milieu le Chatterton de M. Alfred de Vigny, auquel, si l’on veut le comprendre, il faut restituer l’atmosphère contemporaine.

Le noble auteur que sa position personnelle mettait à l’abri de semblables infortunes se préoccupa toujours du sort que la société fait aux poëtes. Cette idée est développée tout au long dans Stello ou les consultations du Docteur noir, dont Chatterton n’est qu’un épisode repris et remanié pour la scène. Avec quelle sympathie nerveuse, quelle sensibilité fémi-