Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/292

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ou le Jardinier de Valence, n’a rien vu ; il ne connaît ni tout Frederick, ni toute madame Dorval. Frédérick doit aujourd’hui se sentir bien veuf.

Ce bonheur d’avoir rencontré un talent pareil au sien, avec qui elle puisse engager une de ces belles luttes dramatiques qui soulèvent les salles, a manqué, jusqu’à présent, à mademoiselle Rachel.

Le talent de madame Dorval était tout passionné, non qu’elle négligeât l’art, mais l’art lui venait de l’inspiration ; elle ne calculait pas son jeu geste par geste, et ne dessinait, pas ses entrées et ses sorties avec de la craie sur le plancher : elle se mettait dans la situation du personnage, elle l’épousait complètement, elle devenait lui, et agissait comme il aurait agi : de la phrase la plus simple, d’une interjection, d’un oh ! d’un mon Dieu ! elle faisait jaillir des effets électriques, inattendus, que l’auteur n’avait pas même soupçonnés. Elle avait des cris d’une vérité poignante, des sanglots à briser la poitrine, des intonations si naturelles, des larmes si sincères, que le théâtre était oublié et qu’on ne pouvait croire à une douleur de convention.

Madame Dorval ne devait rien à la tradition. Son talent était essentiellement moderne, et c’est là sa plus grande qualité : elle a vécu dans son temps, avec les idées, les passions, les amours, les erreurs et les défauts de son temps ; dramatique et non tragique, elle a suivi la fortune des novateurs, et s’en est bien trouvée. Elle a été femme où d’autres se seraient contentées d’être actrices : jamais rien de si