Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/348

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Un nouveau poëte n’allait pas tarder à surgir, et si dans Pierre Dupont on sentait palpiter l’époque où il a chanté, il serait impossible d’assigner aucune date aux Poëmes antiques de Leconte de Lisle, dont s’émurent tout de suite ceux qui, en France, sont sensibles encore à l’art sérieux. Rien de plus hautainement impersonnel, de plus en dehors du temps, de plus dédaigneux de l’intérêt vulgaire et de la circonstance. Tout ce qui peut attirer et charmer le public, l’auteur semble l’avoir évité avec une pudeur austère et une fierté résolue. Aucune coquetterie, aucune concession au goût du jour. Profondément imprégné de l’esprit antique, Leconte de Lisle regarde les civilisations actuelles comme des variétés de décadence et, ainsi que les Grecs, donnerait volontiers le titre de barbares aux peuples qui ne parlent pas l’idiome sacré. Gœthe, l’olympien de Weimar, n’eut pas, même à la fin de sa vie, une plus neigeuse et plus sereine froideur que n’en montra ce jeune poëte à ses débuts, et pourtant Leconte de Lisle est créole ; il est né sous ce climat incandescent où le soleil brûle, où les fleurs enivrent, conseillant les vagues rêveries, la paresse et la volupté. Mais rien n’a pu amollir cette forte et tranquille nature dont l’enthousiasme est tout intellectuel et pour laquelle le monde n’existe que transposé sous des formes pures dans la sphère éternelle de l’art.

Après une période où la passion avait été en quelque sorte divinisée, où le lyrisme effaré donnait ses