Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/376

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en vérité il serait difficile de leur faire une réponse satisfaisante. L’esprit, en proie à d’autres préoccupations et tourné vers les recherches scientifiques et historiques, s’est détourné de la poésie. Les revues n’accueillent plus les vers, les journaux n’en rendent jamais compte lorsque le moindre vaudeville accapare les feuilletons les plus accrédités, et l’on ne saurait peindre l’effarement naïf d’un éditeur à qui un jeune homme propose d’imprimer un volume de vers. Deux ou trois poètes semblent suffire à la France, et la mémoire publique est paresseuse à se charger de noms nouveaux. Pourtant, au-dessous des gloires consacrées, il est des poëtes qui ont du talent et même du génie, et dont les vers, s’ils pouvaient sortir de leur ombre, supporteraient la comparaison avec bien des morceaux célèbres perpétuellement cités. Chanter pour des sourds est une mélancolique occupation, mais les poëtes actuels s’y résignent ; bien que parfaitement sûrs de n’être pas entendus, ils continuent à rimer pour eux et n’essayent même plus de faire arriver leurs vers au public. Ils s’exercent dans le silence, l’ombre et la solitude, comme ces pianistes qui la nuit travaillent à se délier les doigts sur des claviers muets pour ne pas importuner leurs voisins. On ne saurait trop louer ce culte de l’art, ce désintéressement parfait et cette fidélité à la poésie que la cité nouvelle semble vouloir bannir de son sein comme le faisait la république de Platon, sans toutefois la renvoyer couronnée de fleurs. Les esprits qu’on est