Page:Gautier - L’art moderne, Lévy, 1856.djvu/85

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moitié hommes, moitié monstres, sortes d’œgipans et de satyres tournés au terrible ; ils les pressent, les harcèlent, les font avancer et dirigent vers l’œil flamboyant et perspicace du juge leurs visages qu’ils tâchent en vain de dérober à la lumière. Cette angoisse du crime qui voudrait, devant la justice, se cacher sous les montagnes et dans les entrailles de la terre, est admirablement rendue.

En bas, sur l’eau fuligineuse et noire d’un de ces fleuves infernaux qui ne s’éclairent qu’à la flamme du bitume, Achéron, Styx ou Phlégéton, rampe cette barque aux coutures mal étoupées, barque des ombres, qui coulerait sous le poids d’un corps vivant. La nervure de la proue et les trous des avirons simulant le nez et les yeux font à cet esquif funèbre une espèce de masque horrible, de visage manqué et sinistre. Les âmes récemment arrivées traversent ce fétide marais, d’où sortent des plantes de pieds qui fument, où sont plongés jusqu’au menton des rois dont la couronne retournée déchire le front avec les pointes.

Les Danaïdes toutes nues avec leur beauté désolée et triste atténuent un peu cette sombre horreur ; fleurs de cette fournaise, grâces de cet enfer, elles plongent du haut de la rive leurs urnes dans cette eau épaisse avec des mouvements d’un charme sévère qui rappelle les élégances florentines, puis elles les renversent dans leur tonneau percé. En les regardant, nous ne pouvions nous empêcher de songer au journal, cuve effondrée, où nous autre, qui n’avons tué personne la nuit de nos noces, nous jetons sans le pouvoir remplir, peine stérile, travail toujours au même point, d’innombrables urnes de prose qui s’écoulent aussitôt par les milles fentes de la publicité.

Plus loin, Sysiphe [sic], le symbole de l’effort perdu, haletant,