Page:Gautier - La Conquête du paradis.djvu/12

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Alors d’innombrables embarcations, les chelingues du pays, faites d’écorce de cocotiers et de cuirs cousus, afin d’avoir la souplesse et l’élasticité indispensables pour ne pas être brisées par le ressac terrible de la dernière lame, semblent sortir des flancs des grands navires. Elles dansent sur l’eau d’une façon désordonnée, comme des cosses vides ; mais bientôt le poids des hommes leur donne un peu de stabilité, et elles prennent leur route vers la rive invisible. Les deux officiers sont descendus les derniers ; mais leurs rameurs sont les plus robustes et ils sont bientôt en tête de la flottille.

Un grondement continu, comme un tonnerre lointain, commence à se faire entendre ; il grandit, roule, s’étend, majestueux ; devient une longue vibration, une harmonie imposante qui rappelle les graves accords d’un orgue géant.

— Nous approchons, dit Kerjean.

— Qu’est-ce donc ? demande Bussy.

— Ce bruit ? C’est l’énorme chute de la mer sur plus de cent lieues de côtes.

Ils furent bientôt en plein tumulte dans une nappe d’écume bouillonnante, désordonnée, comme folle, et il leur semblait que les canots bondissaient sur une houle de neige.

— Attention ! cria Kerjean.

C’était la chute : une lame monstrueuse qui tombait en cataracte sur le sable ; et les canots prirent un élan vertigineux, à travers le tapage assourdissant, dans un éclaboussement d’eau. Mais l’habileté des rameurs noirs était telle qu’avant d’être revenus de l’étourdis-