Page:Gautier - La Conquête du paradis.djvu/83

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la saison avancée, ont suspendu le départ de l’escadre. Maintenant, il est trop tard.

En toute hâte le commandant vient d’envoyer aux navires l’ordre de couper les amarres et de prendre le large, d’échapper ainsi à une perte certaine par une perte probable, de se jeter dans l’ouragan, enfin, pour ne pas être jeté par lui sur les côtes, et brisé.

Déjà les voiles se déploient sur les mâtures ; molles et tombantes, dans l’air sans souffle, elles font penser, à tous ceux qui les regardent, le cœur serré par l’angoisse, à des linceuls que l’on prépare.

Plus que tout autre, La Bourdonnais doit souffrir. Son esprit doit être tenaillé horriblement par les remords ; ces beaux navires sont comme ses enfants, c’est lui qui les a équipés, armés, presque construits ; il a guidé souvent leur majestueux essaim à travers les mers, dans les combats, dans les victoires, et maintenant par sa faute ils doivent faire face à un danger plus terrible que celui de la guerre ; les reverra-t-il jamais ?

Il est là debout sur le rivage, pâle, la bouche serrée, l’œil à la longue-vue, surveillant le sinistre appareillage.

Déjà le Duc d’Orléans est prêt. Il vire lentement sous l’absence du vent. Puis soudain ses voiles se gonflent ; la première rafale l’a saisi et il court une bordée qui le rapproche de la ville. L’équipage, alors, dans un hurrah, jette un adieu résigné et mélancolique à la terre ; la foule lui répond par un long cri de douleur, et le vaisseau prend son chemin vers l’ombre effrayante.