Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/49

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pas en avoir douze, poussait devant lui, de cet air méditatif et mélancolique particulier aux gens qui passent une partie de leur existence dans la solitude, une ou deux douzaines de moutons, qui se seraient, à coup sûr, dispersés sans l’active vigilance d’un grand chien noir à oreilles droites, qui ralliait au groupe principal les retardataires ou les capricieux par quelque léger coup de dent appliqué à propos.

Les romans n’avaient pas tourné la tête à Petit-Pierre ; — c’est ainsi qu’il se nommait, et non Lycidas ou Tircis ; — il ne savait pas lire. Cependant il était rêveur ; il restait de longues journées appuyé le dos contre un arbre, les yeux errant à l’horizon dans une espèce de contemplation extatique. À quoi pensait-il ? il l’ignorait lui-même. Chose bien rare chez un paysan, il regardait le lever et le coucher du soleil, les jeux de la lumière dans le feuillage, les différentes nuances des lointains, sans se rendre compte du pourquoi. Même il jugeait comme une faiblesse d’esprit, presque comme une infirmité, cet empire exercé sur lui par les eaux, les bois, le ciel, et il se disait :

— Cela n’a pourtant rien de bien curieux ; les arbres ne sont pas rares, ni la terre non plus. Qu’ai-je donc à m’arrêter une heure entière devant un chêne, devant