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LE TROISIÈME RANG DU COLLIER

la partition. La permission m’est très galamment accordée.

Déjà les musiciens arrivent et gagnent leurs places : quelle solennelle attente ! quelle émotion quasi-religieuse !

— Depuis combien d’années j’attendais cette minute ! dit Liszt, et je craignais bien de ne l’atteindre jamais… Si vous saviez à travers quelles misères, quels écroulements, cette œuvre a germé et fleuri ! Je l’ai vu et j’en ai souffert. Comment Wagner a-t-il pu garder intacte la divine inspiration ? Il m’apparaît comme un passager qui, dans une tempête, porterait une coupe pleine d’eau sans devoir en verser une seule goutte. Et voyez, même au port, il ne trouve pas d’abri… Au temps de l’exil, il fut, pendant des années, le seul Allemand qui n’eût pas entendu Lohengrin ; aujourd’hui, la sonorité de son immense orchestre, révélant sa nouvelle œuvre, va vibrer pour la première fois, et il ne l’entendra pas… Ah ! de quelle rançon doit être payé le génie !…

Voici Richter, grave et pâle, qui monte au pupitre.

Nous sommes à peine une dizaine d’auditeurs, dans la salle obscure. J’entrevois les mèches