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LE CAPITAINE FRACASSE.

mes premiers, seconds et troisièmes rôles ; il faut que je joue tout seul ma pièce sur le théâtre du grand chemin, affectant des voix diverses, habillant des mannequins pour faire croire que je suis soutenu par une bande nombreuse. Ah ! c’est un sort plein de mélancolie ! avec cela, il ne passe personne sur ma route, elle est si mal famée, si coupée de fondrières, si dure aux piétons, chevaux et carrosses ; elle ne vient de nulle part et ne mène à rien ; mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une meilleure. Chaque chemin un peu fréquenté a sa compagnie. Les fainéants qui travaillent s’imaginent que tout est roses dans la vie du voleur ; il y a beaucoup de chardons. Je voudrais bien être honnête ; mais comment me présenter aux portes des villes avec une mine si truculente et une toilette si sauvagement déguenillée ! Les dogues me sauteraient aux jambes et les sergents au collet, si j’en avais un. Voilà mon coup manqué, un coup bien machiné, monté bien soigneusement, qui devait me faire vivre deux mois et me donner de quoi acheter une capeline à cette pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, et suis né sous une étoile enragée. Hier, j’ai dîné en serrant ma ceinture d’un cran. Votre courage intempestif m’ôte le pain de la bouche, et puisque je n’ai pu vous voler, au moins faites-moi l’aumône.

— C’est juste, répondit le Tyran, nous t’empêchons d’exercer ton industrie, et nous te devons un dédommagement. Tiens, voilà deux pistoles pour boire à notre santé. »

Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’é-