Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 1.djvu/171

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
CHEZ MONSIEUR LE MARQUIS.

l’amour impossible, bien qu’exprimant aussi l’admiration la plus vive et la plus respectueuse. Apercevant la marquise, dont le front s’appuyait à la vitre, il ôta son chapeau de façon à balayer la terre avec la plume, et fit un de ces saluts profonds comme on en fait aux reines et aux déités, et qui marquent la distance de l’Empyrée au néant. Puis il se couvrit d’un geste plein de grâce, reprenant avec un air superbe son arrogance de cavalier, abjurée un moment aux pieds de la beauté. Ce fut net, précis et bien fait. Un véritable seigneur rompu au monde, usagé en la cour, n’eût pas mieux saisi la nuance.

Flattée de ce salut à la fois discret et prosterné, où l’on rendait si bien à son rang ce qu’on lui devait, madame de Bruyères ne put s’empêcher d’y répondre par une faible inclination de tête accompagnée d’un imperceptible sourire.

Ces signes favorables n’échappèrent point au Léandre, et sa fatuité naturelle ne manqua pas de s’en exagérer la portée. Il ne douta pas un instant que la marquise ne fût amoureuse de lui, et son imagination extravagante se mit à bâtir là-dessus tout un roman chimérique. Il allait enfin accomplir le rêve de toute sa vie, avoir une aventure galante avec une vraie grande dame, dans un château quasi princier, lui, pauvre comédien de province, plein de talent sans doute, mais qui n’avait point encore joué devant la cour. Rempli de ces billevesées, il ne se sentait pas d’aise ; son cœur se gonflait, sa poitrine se dilatait, et, la répétition finie, il rentra chez lui pour écrire un billet du