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OÙ LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.

Apollon ! je ne laisserai pas mon vieux Blazius et ses amis dans l’embarras.

— Je vois, dit le Pédant, que tu es toujours le généreux Bellombre, et que tu ne t’es pas rouillé en ces occupations rurales et bucoliques.

— Non, répondit Bellombre, tout en cultivant mes terres je ne laisse pas mon cerveau en friche ; je relis les vieux auteurs, au coin de cette cheminée, les pieds sur les chenets, et je feuillète les pièces des beaux esprits du jour que je puis me procurer du fond de cet exil. J’étudie par manière de passe-temps les rôles à ma convenance, et je m’aperçois que je n’étais qu’un grand fat au temps où l’on m’applaudissait sur les planches parce que j’avais la voix sonore, le port galant et la jambe belle. Alors je ne me doutais pas de mon art et j’allais à travers tout, sans réflexion, comme une corneille qui abat des noix. La sottise du public fit mon succès.

— Le grand Bellombre seul peut parler ainsi de lui-même, dit le Tyran avec courtoisie.

— L’art est long, la vie est courte, continua l’ancien acteur, surtout pour le comédien obligé de traduire ses conceptions au moyen de sa personne. J’allais avoir du talent, mais je prenais du ventre, chose ridicule en mon emploi de beau ténébreux et d’amoureux tragique. Je ne voulus point attendre que deux garçons de théâtre me vinssent lever sous les bras lorsque la situation me forcerait de me jeter à genoux devant la princesse pour lui déclarer ma flamme avec un hoquet asthmatique et des roulements d’yeux larmoyants.