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OÙ LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.

et sa tête s’allongeait à plat sur le sol parmi les mèches d’une crinière dont la sueur, au vent froid de la nuit, s’était figée en cristaux de glace. La salière enchâssant l’œil vitreux s’approfondissait de plus en plus et la joue maigre semblait disséquée.

L’aube commençait à poindre ; le soleil d’hiver montrait entre deux longues bandes de nuages sa moitié de disque d’un blanc plombé et versait sa lumière pâle sur la lividité du paysage où se dessinaient en lignes d’un noir funèbre les squelettes des arbres. Dans la blancheur de la neige sautillaient quelques corbeaux qui, guidés par le flair, se rapprochaient prudemment de la bête morte, redoutant quelque danger, embûche ou piège, car la masse immobile et sombre du chariot les alarmait, et ils se disaient en leur langue croassante que cette machine pouvait bien cacher un chasseur à l’affût, un corbeau ne faisant mauvaise figure dans un pot-au-feu. Ils avançaient en sautant enfiévrés de désir ; ils reculaient chassés en arrière par la crainte, exécutant une sorte de pavane bizarre. Un plus hardi se détacha de l’essaim, secoua deux ou trois fois ses lourdes ailes, quitta la terre et vint s’abattre sur la tête du cheval. Il penchait déjà le bec pour piquer et vider les yeux du cadavre lorsqu’il s’arrêta tout à coup, hérissa ses plumes et parut écouter.

Un pas lourd faisait craquer la neige au loin sur la route, et ce bruit que l’oreille humaine n’eût peut-être pas saisi résonnait distinctement à l’ouïe fine du corbeau. Le péril n’était pas pressant et l’oiseau noir ne quitta pas la place, mais il se tint aux aguets. Le pas