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LE CHÂTEAU DE LA MISÈRE.

de ses oreilles coupées et regardait fixement dans les angles obscurs, comme s’il y eût aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chose d’invisible à l’œil humain. Ce chat visionnaire, au nom et à la mine diaboliques, eût alarmé un moins brave que le Baron ; car il avait l’air de savoir bien des choses apprises dans ses courses nocturnes, à travers les galetas et les chambres inhabitées du castel ; plus d’une fois il avait dû faire, au bout d’un corridor, des rencontres qui eussent blanchi les cheveux d’un homme.

Sigognac prit sur la table un petit volume dont la reliure ternie portait estampé l’écusson de sa famille, et se mit à en tourner les feuilles d’un doigt nonchalant. Si ses yeux parcouraient exactement les lignes, sa pensée était ailleurs ou ne prenait qu’un intérêt médiocre aux odelettes et aux sonnets amoureux de Ronsard, malgré leurs belles rimes et leurs doctes inventions renouvelées des Grecs. Bientôt il jeta le livre et se mit à déboutonner son pourpoint lentement comme un homme qui n’a pas envie de dormir et se couche, de guerre lasse, parce qu’il ne sait que faire et veut essayer de noyer l’ennui dans le sommeil. Les grains de poussière tombent si tristement dans le sablier par une nuit noire et pluvieuse au fond d’un château ruiné qu’entoure un océan de bruyères, sans un seul être vivant à dix lieues à la ronde !

Le jeune Baron, unique survivant de la famille Sigognac, avait, en effet, bien des motifs de mélancolie. Ses aïeux s’étaient ruinés de différentes manières, soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vain désir de