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LE CAPITAINE FRACASSE.

ments et en sentait les trépidations jusque dans sa gorge. Croyez qu’elle regrettait alors d’avoir quitté sa chambre pour cette aventureuse promenade nocturne. Cependant, comme les guerriers ne bougeaient pas quoiqu’ils eussent dû remarquer sa présence, et qu’ils ne faisaient pas mine de brandir leurs épées pour lui barrer le passage, elle s’approcha de l’un d’eux et lui mit la lumière sous le nez. L’homme d’armes ne s’en émut nullement et conserva sa pose avec une insensibilité parfaite. Isabelle enhardie et se doutant de la vérité, lui leva sa visière qui, ouverte, ne laissa voir qu’un vide plein d’ombre comme les timbres dont on décore les blasons. Les deux sentinelles n’étaient que des panoplies, des armures allemandes curieuses, disposées là sur le squelette d’un mannequin. Mais l’illusion était bien permise à une pauvre captive errant la nuit dans un château solitaire, tant ces carapaces métalliques, moulées sur le corps humain comme des statues de la guerre, en rappellent la forme même lorsqu’elles sont vides, et la rendent plus formidable par les rigueurs de leurs angles et les nodosités de leurs articulations. Isabelle, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire en reconnaissant son erreur, et pareille aux héros des romans de chevalerie, lorsqu’au moyen d’un talisman ils ont rompu le charme qui défendait un palais enchanté, elle entra bravement dans la seconde salle sans plus se soucier désormais des deux gardiens réduits à l’impuissance.

C’était une vaste salle à manger comme en témoignaient de hauts dressoirs en chêne sculpté, où lui-