Page:Gautier - Les Roues innocents.djvu/62

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une seule fois dans sa vie ; mais il était, au whist, de la force de M. Deschapelles ; aux échecs, il eût tenu tête à M. de Labourdonnais. Tous les jeux avaient été de sa part l’objet d’études profondes, de calculs mathématiques à effrayer un astronome cherchant l’ellipse d’une comète. — En outre, comme vous l’avez vu, sous prétexte de gastrite, il restait sobre et conservait son sang-froid dans les soupers les plus turbulents. — En fait de chevaux, il était si bon écuyer et si fin connaisseur, qu’il aurait pu en remontrer aux jockeys et aux maquignons les plus retors ; aussi pariait-il à coup sûr. — En fait de courage, il dessinait un six, un sept ou un huit dans une carte blanche, cassait la petite boule qui danse en équilibre au bout du jet d’eau, mouchait une bougie sans l’éteindre, et coupait une balle sur une lame de couteau à vingt-cinq pas. Pour l’épée, Grisier, Pons et Gatechair avaient déclaré n’avoir plus rien à lui apprendre. Son tailleur le consultait en tremblant, et, loin de lui demander de l’argent, lui en eût offert, s’il l’eût osé, pour porter les habits qu’il lui faisait. Ses galanteries ne lui coûtaient que des bouquets, des loges de spectacle, des recommandations aux journalistes de sa connaissance, et autres bagatelles de ce genre. — Le petit détail suivant peindra l’homme : dans son budget, il comptait son jeu pour cinquante mille francs de revenu… et ainsi du reste.

Un des plus grands plaisirs de Rudolph était de couler des jeunes gens. Faire estropier en duel, ou par une chute de cheval, quelque débutant dans la carrière de la vie élégante ; lui suggérer des idées inexécutables ou fatales, tout en ayant l’air de s’intéresser paternellement à lui, semblait à ce Méphistophélès du boulevard de Gand une jouissance délicate et raffinée digne d’un esprit supérieur. Il fallait voir les condoléances ironiques, les serrements de mains affec-