Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/15

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faim, qui vous éveille quand vous avez encore sommeil qui tire, comme avec un fil, votre bras et votre jambe, qui fait mouvoir sous vous vos pieds malgré vous, qui vous traîne par les cheveux dans un endroit où vous vous ennuyez mortellement, qui vous remet entre les doigts le livre que vous savez par cœur.

Je n’ai jamais tué de sergent de ville, je n’ai jamais eu affaire aux gendarmes et aux gardes municipaux, je n’ai pas été à Sainte-Pélagie, je ne me suis jamais suicidé par désespoir d’amour ou tout autre raison, je n’ai signé aucune protestation, je n’ai eu ni duels ni maîtresses.

J’ai bien eu quelquefois un tiers ou un quart de femme, comme l’on a un tiers ou un quart de vaudeville, mais cela ne compte pas, et ne vaut pas la peine d’être mentionné.

Je n’ai chez moi ni pipe, ni poignard, ni quoi que ce soit qui ait du caractère.

Je suis le personnage du monde le plus uni et le moins remarquable ; je n’ai rien d’artiste dans mon galbe, rien d’artiste dans ma mise : il est impossible d’être plus bourgeois que je ne le suis. Vous m’avez vu cent fois, et ne me reconnaîtriez pas.

Mon mérite littéraire est très-mince, et je suis trop paresseux pour le faire valoir. Je n’ai pas ajouté à mon prénom une désinence en us, je n’ai pas échangé mon nom de tailleur et de bottier contre un nom moyen âge et sonore. Ni mes vers, ni ma prose, ni moi, n’avons un seul poil de barbe. Aussi beaucoup de gens ne veulent-ils