Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/157

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ainsi un temps bien plus précieux que celui d’Annibal à Capoue.

Enfin il réussit tant bien que mal à rapiécer le tout et à mettre son douzain dans un état assez présentable. On se doute bien que sa conversation devait en souffrir un peu, et que madame de M*** dut le trouver singulièrement distrait ; il est vrai qu’elle attribuait ses distractions à un tout autre motif.

— Vous êtes un méchant de ne m’avoir pas encore écrit de vers sur mon album : vous en faites pourtant, votre ami Albert me l’a dit, et d’ailleurs j’en ai vu de vous sur l’album de madame de C***, ils étaient, en vérité, charmants. Allons, ne vous faites pas prier, écrivez-m’en quelques-uns pendant que je vous tiens, fit madame de M***, en lui posant l’album tout ouvert devant lui, et en lui fourrant entre les doigts une mignonne plume de corbeau. Rodolphe ne se fit pas prier ; il avait si peur que l’occasion d’utiliser son douzain ne s’envolât, qu’il la prit aux cheveux, à pleins doigts, et l’écrivit de sa plus belle écriture, ce qui est encore bien bourgeois et bien écolier, un grand homme devant toujours écrire d’une manière illisible, témoin Napoléon.

Dès qu’il eut fini, madame de M*** se penchant curieusement, reprit l’album, et se mit à lire les vers à demi-voix, et toute rougissante de plaisir, car les vers que l’on fait pour vous semblent toujours bons, même quand ils sont romantiques et que l’on est classique, et ainsi réciproquement.