Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/375

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Je vais donc peindre, non plus d’après des gravats insipides, mais d’après la belle nature vivante ! Dieux ! si c’était une femme ! ô mon cœur, contiens-toi, réprime tes battements impétueux, ou je serai forcé de te faire cercler de fer comme le cœur du prince Henri. Ce n’est pas une femme ; au contraire, c’est un vieux charpentier fort laid, qui est, au dire des experts, le plus beau torse de l’époque, et qui s’intitule « premier modèle de l’Académie royale de dessin et de peinture ; » pour moi, il me fait l’effet d’un tronc de chêne noueux ou d’un sac de noix appuyé debout contre un mur.

On distribue les places ; nous sommes cinquante-trois, la plus mauvaise m’échoit. Entre les toiles et les barres des chevalets, qui font comme une forêt de mâts, j’entrevois vaguement le coude du modèle. De tous côtés j’entends mes compagnons s’écrier : « Quels dentelés ! quels pectoraux ! comme la mastoïde s’agrafe vigoureusement ! comme le biceps est soutenu ! comme le grand trochanter se dessine avec énergie ! » Moi, au lieu de toutes ces merveilles anatomiques, je n’avais pour perspective qu’un cubitus assez pointu, assez rugueux, assez violet ; je le transportai le plus fidèlement possible sur ma toile, et, quand le professeur vint jeter les yeux sur ce que j’avais fait, il me dit d’un ton rogue « Cela est plein de chic et de ficelles ; vous avez une patte d’enfer, et je vous prédis… que vous ne ferez jamais rien. »