Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/74

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à la scène des fossoyeurs, dans Hamlet, et je me dis en moi-même que Shakspeare était un bien grand homme.

« Après m’avoir fait passer par bien des ruelles détournées, ils entrèrent dans une maison que je reconnus pour être celle de mon médecin ; c’était lui qui m’avait fait déterrer afin de savoir de quoi j’étais mort. On me déposa sur une table de marbre. Le docteur entra avec une trousse d’instruments ; il les étala complaisamment sur une commode. À la vue de ces scalpels, de ces bistouris, de ces lancettes, de ces scies d’acier luisantes et polies, j’éprouvai une frayeur horrible, car je compris qu’on allait me disséquer ; mon âme, qui jusque-là n’avait pas abandonné mon corps, n’hésita plus à me quitter : au premier coup de scalpel elle était tout à fait dégagée de ses entraves. Elle aimait mieux subir tous les désagréments d’une intelligence dépossédée de ses moyens de manifestation physique, que de partager avec mon corps ces effroyables tortures. D’ailleurs, il n’y avait plus espérance de le conserver, il allait être mis en pièces, et n’aurait pu servir à grand’chose quand même ce déchiquetement ne l’eût pas tué tout de bon. Ne voulant pas assister au dépècement de sa chère enveloppe, mon âme se hâta de sortir.

« Elle traversa rapidement une enfilade de chambres, et se trouva sur l’escalier. Par habitude, je descendis les marches une à une mais j’avais besoin de me retenir, car je me sentais une légèreté merveilleuse. J’avais beau me cramponner au sol, une